De la magie dans le développement en Afrique

magie-developpement-osunRituels de protection et croyances en la magie ne s’opposent pas à la modernité, contrairement à ce que prétendent certains. L’histoire de la science nous le rappelle.

Il y a des livres qui vous tombent dessus, comme la foudre qui s’abat sur un arbre. Ce fut le cas pour moi il y a peu, avec deux petits ouvrages, dont les traductions françaises sont parues il y a quelques mois aux éditions Allia. Il s’agit de Fragments autobiographiques et surtout d’un court essai intitulé Science et tradition hermétique. L’auteur de ces deux ouvrages, Frances Yates, est une grande historienne anglaise née en 1899, dans l’Angleterre victorienne, et décédée en 1981. Dernière née d’une famille moyenne qui comptait quatre enfants, Frances Yates devint l’une des figures majeures de l’histoire de l’art et des idées du siècle dernier. Alors pourquoi parler de ces deux livres?

Eh bien parce que le premier nous fait découvrir une historienne méconnue dans le monde francophone et que, dans le second, Frances Yates jette une lumière crue sur une réalité bien souvent ignorée: à savoir que la science moderne naquit sur les cendres de l’hermétisme, qui baignait lui-même dans la philosophie animiste. Comme le souligne l’auteur, l’émergence de la science moderne est un processus qui a connu deux phases:

«La première est la phase hermétique, ou magique, de la Renaissance, reposant sur une philosophie animiste; la seconde correspond au développement, au XVIIe siècle, de la première période, dite classique, de la science moderne.»

Une nouvelle vision du monde

Soulignons au passage que l’hermétisme, que beaucoup confondent souvent avec des pratiques occultes, est une doctrine ésotérique fondée sur les écrits du dieu Hermès Trismégiste, et qui datent de l’époque gréco-romaine. Pendant le Moyen Age et la Renaissance, périodes qui nous intéressent ici, l’hermétisme renvoie à l’alchimie, considérée comme la science hermétique par excellence. Et l’une des particularités de l’hermétisme de la Renaissance, c’est qu’il a généré un important mouvement philosophique, le néoplatonisme, qui reposait sur une vision du cosmos «comme un réseau de forces magiques avec lesquelles l’homme peut opérer».

A ce stade, l’on ne peut s’empêcher de penser à l’Afrique subsaharienne, où l’on considère encore aujourd’hui que la persistance des croyances en la magie, aux rituels de protection ou de guérison, voire en la sorcellerie, est un facteur de régression. Or, comme nous le démontre Frances Yates, en Europe occidentale, le mage de la Renaissance est l’ancêtre du savant, et le néoplatonisme a ouvert la voie à l’émergence de la science. Autrement dit, l’histoire des sciences passe par la magie de la Renaissance. D’ailleurs, selon l’auteur, qui reprend à son compte les thèses du philosophe italien Eugenio Garin, «les extraordinaires réalisations de Léonard de Vinci, l’un des initiateurs de la science moderne, seraient une preuve de plus de l’élan puissant que l’hermétisme a donné à une nouvelle vision du monde».

Les utopistes de la Renaissance n’hésitaient pas à s’appuyer sur la magie pour imaginer des cités idéales, où le bonheur serait collectif. Et malgré l’atmosphère de rationalisation qui s’empara du XVIIe siècle, même la «Nouvelle Atlantide» du philosophe anglais Francis Bacon s’inscrit dans la droite ligne de la tradition hermétique de la Renaissance. D’autant plus que ce grand pionnier de la pensée scientifique moderne qu’est Bacon concevait «la science comme une force capable d’agir sur la nature et de la transformer, et l’homme comme l’être qui a été investi de la capacité de développer ce pouvoir». Autrement dit, la science est un pouvoir, dont l’homme n’est que le dépositaire temporaire. D’ailleurs, à l’heure actuelle, il est communément admis que la science moderne a émergé sur un fond d’obscurantisme médiéval.

Confusion des genres

L’on n’imagine pas aujourd’hui qu’à Venise, aux XVIe et XVIIe, l’invention de l’horlogerie était considérée comme un acte magique. A cette époque, les confusions étaient encore courantes entre «la mécanique comme magie, et la magie comme mécanique». Ce qui n’est qu’une des multiples illustrations de l’immense diversité des cosmogonies, et plus globalement des cultures, qui existent à travers le monde depuis la nuit des temps. Pourtant, certains tentent parfois de nous persuader que l’Afrique serait l’un des derniers continents où les cultures traditionnelles restent très prégnantes. Trop prégnantes!

Ces tenants d’un néoculturalisme étroit n’hésitent souvent pas à affirmer que les traditions africaines sont en partie responsables du sous-développement de l’Afrique. Et en soutien de leur argumentaire, ils avancent souvent pour preuve la publication par Axelle Kabou de son célèbre essai intitulé Et si l’Afrique refusait le développement?, dans lequel l’auteur tente de montrer en quoi les mentalités africaines sont un frein au développement du continent. Or, selon Axelle Kabou, cet essai est un pamphlet. Et son but est «de dénoncer l’emprise, sur les Africains scolarisés, d’une idéologie raciale, forgée par des élites postindépendances, qui postule l’existence d’une correspondance, non démontrée, entre la couleur de la peau, des valeurs et des pratiques culturelles considérées comme immuables».

Il semble donc difficile de soutenir sérieusement l’idée selon laquelle si l’Afrique semble n’être pas rentrée de plain-pied dans la modernité, c’est surtout à cause de problèmes d’ordre culturel. On imagine aisément le sort qu’un tel raisonnement pourrait réserver aux pratiques et croyances magico-religieuses qui structurent encore nombre de sociétés africaines aujourd’hui. Or, Frances A. Yates nous montre que l’histoire de la science, qui est au fondement de la modernité occidentale, passe nécessairement par la magie. D’où cette interrogation, un brin provocatrice: et si la magie contribuait au développement de l’Afrique?

Christian Eboulé

Source: slateafrique.fr

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