7 mai 2011. Bourse du travail de Ouagadougou, haut lieu des meetings syndicaux burkinabè. Des voix scandent en chœur: «Vive Kadhafi, vive le peuple libyen». Au milieu de la foule se tient Eric Zabsonré, président du Mouvement de soutien au peuple libyen et à Kadhafi.
Il exige «l’arrêt immédiat de la guerre contre la Libye». Il s’en prend à «l’agression impérialiste» de Nicolas Sarkozy et Barack Obama. Il va même jusqu’à appeler «au boycott des articles de fabrication française et américaine». Un ancien candidat à l’élection présidentielle, Boukary Kaboré, va encore plus loin. Il affirme que «les présidents africains doivent soutenir militairement et politiquement le peuple libyen et son dirigeant légitime, Kadhafi».
300 personnes ont fait le déplacement. C’est peu. Pourtant, la survie politique du Guide libyen n’est pas une actualité si étrangère que cela. Nul doute qu’en quittant la manifestation, l’un ou l’autre des «kadhafistes» burkinabè aura emprunté le boulevard Muammar-el Kaddhafi, qui relie l’échangeur du Sud au monument des héros nationaux. Un autre aura longé l’un des amphithéâtres construits, à Zogona, avec l’argent du docteur honoris causa libyen de l’université de Ouagadougou, la capitale. Un troisième sera passé, à Gounghin, devant la clinique El Fateh Suka, financée par des fonds libyens…
La manifestation n’a pas, comme d’autres, bénéficié du soutien financier ou logistique du pouvoir burkinabè. Y aurait-il de l’eau dans le gaz entre le président du Faso et le Guide libyen? Compaoré et Kadhafi, c’est pourtant une vieille histoire d’amour…
Compaoré, le chouchou du généreux Kadhafi
Dans l’après-midi du 15 octobre 1987, le président burkinabè Thomas Sankara tombe sous les balles d’un commando. Le numéro deux du régime, Blaise Compaoré, accède à la magistrature suprême. Les amis de «Thom Sank» lui en tiennent rigueur, à commencer par le président du Ghana, John Jerry Rawlings, jumeau idéologique de celui qu’on surnomme le père de la révolution burkinabè. Parmi les amis du Burkina révolutionnaire, Mouammar Kadhafi sera le premier à accorder de la bienveillance au programme de «rectification» du nouveau régime de Ouagadougou. Il aurait même tenté d’assagir les colères de chefs d’Etat «sankaristes».
À cette date, le jeune Blaise devient l’obligé du Guide, puis son chouchou, puis son affidé.
Compaoré renverra l’ascenseur politique à son parrain. Il sera, longtemps, son avocat acharné. À titre d’exemple, c’est à Ouagadougou, au sommet de l’Organisation de l’Unité africaine de 1998, que sera adoptée une résolution en faveur de la levée de l’embargo aérien onusien qui frappait la Libye depuis l’attentat de Lockerbie. Frondeur, le «beau Blaise» joindra le geste à la parole: il sera le premier chef d’Etat à violer cet embargo.
Kadhafi effectue plusieurs visites généreuses au Burkina de Compaoré. En terrain conquis, il arrive au Faso par la route. Impériale, sa longue caravane provoque la liesse comme un cirque qui déboule dans un village d’Europe centrale. Le capitaine burkinabè et le colonel libyen «barbotent» à l’envi, de bains de foule ouagalais en parades de province. On se bouscule sur leur passage. La rumeur raconte que le Guide libyen jetterait à la foule des billets craquants. Inaudible, l’opposition marmonne que le Burkina s’est rabaissé au rang, au mieux, de satellite de la Libye; au pire, de province libyenne.
Le couple Blaise-Mouammar est si romantique qu’un sculpteur les immortalise. La statue de ces deux «grands panafricanistes» trônera sur une place de Bobo-Dioulasso, la deuxième ville burkinabè. Le monument sera endommagé pendant les émeutes de la faim, début 2008, puis restaurée. Côté libyen, une rue et un centre de conférence de Syrte sont baptisés «Ouagadougou».
Le Burkina sponsorisé par la Libye
Au début des années 2000, snobé par les pays de la Ligue arabe, Kadhafi s’engage résolument dans de lourds investissements socioéconomiques en Afrique subsaharienne. Il ne s’agit plus seulement de construire quelque mosquée ou quelque centre culturel islamique. Le chéquier en pétrodollars ne reste jamais longtemps dans les poches des autorités libyennes.
À l’époque, le filon est tel que le bras droit politique de Blaise Compaoré, Salif Diallo, apparaît comme un ministre des Affaires libyennes (et taïwanaises). Celui-ci est pourtant officiellement en charge des questions hydrauliques. Et le gouvernement compte bien un ministre des Affaires étrangères qui, cependant, ne porte guère les mallettes libyennes. Mais peut-être la Libye n’est-elle pas tout à fait l’étranger…
Outre les fonds investis dans les amphithéâtres universitaires, la clinique et le boulevard, Kadhafi draine, dans son sillage, toutes sortes de financements libyens impossibles à évaluer avec précision. En 2003, le colonel inaugure le siège le plus luxueux qu’une banque ait connu au Faso en dehors de la Banque centrale. C’est déjà lui qui, en 2002, avait posé la première pierre de ce bâtiment de la Banque commerciale du Burkina (BCB), ex-Banque arabe libyenne du Burkina (Balib). 50% des capitaux de la BCB appartiennent à la Libyan Arab Foreign Bank (LAFB).
En mai 2005, le colonel Kadhafi inaugure le luxueux hôtel Libya, qui toise la salle de conférence de Ouaga 2000. Le standing 5 étoiles est inégalé dans la capitale burkinabè. Dans le hall de l’établissement trône un portrait géant du Guide au poing levé. Le complexe commercial et hôtelier aurait coûté plus de 35 millions d’euros.
Le pouvoir de Tripoli encourage tout investissement libyen privé au «pays des hommes intègres». Le groupe de commercialisation de produits pétroliers Tamoil, détenu depuis 1988 par des intérêts libyens, prend le contrôle des anciennes stations Tagui, une société à capitaux burkinabè tombée en faillite. Dans le domaine du transport international, l’embargo aérien enfin levé, Afriqiyah Airways s’engouffre dans la brèche laissée par la compagnie Air Afrique.
Les compères Kadhafi et Compaoré se contentent-ils de faire des affaires profitables à leurs pays respectifs? Ceux qui devinèrent la main du président du Faso dans certaines crises sous-régionales affirmèrent y avoir également aperçu l’ombre de celle du Guide libyen. Sierra Leone? Liberia? Côte d’Ivoire? En pleine mue politique, à l’orée des années 2010, le médiateur professionnel Blaise Compaoré pouvait-il supporter les fragrances de connivence coupable que dégageaient la proximité avec Kadhafi?
Ces dernières années, il ne manque pas de prétextes pour justifier un désamour Burkina-Libye. L’opinion publique burkinabè est scandalisée lorsque des dizaines de ressortissants du Faso sont expulsés de Libye. C’est au moment où Kadhafi est à Ouagadougou, en 2008, que son pays décide de bouter l’ensemble des ressortissants clandestins hors de ses frontières. De même, la population burkinabè comprend difficilement pourquoi son pays souffre tant des hausses incontrôlées du prix du pétrole, alors que la Libye «sœur» fait partie des pays exportateurs.
Alors, sans clash diplomatique majeur, les «malentendus» se succèdent entre Blaise et Mouammar…
Je t’aime, moi non plus
En 2007, le Guide envoie à Ouagadougou un émissaire pour dissuader les autorités burkinabè d’assister aux cérémonies du 60e anniversaire de l’Etat d’Israël. Compaoré reste sourd. En mai, il répond à l’invitation du président Shimon Peres.
En juillet de la même année, il s’oppose ouvertement à l’idée de gouvernement de l’Union africaine (UA) que propose Kadhafi à la rencontre des chefs d’Etat de l’UA, à Accra, au Ghana. Le président burkinabè préconise plutôt la consolidation des Unions sous-régionales. Il quittera le sommet avant sa clôture.
Le 17 janvier 2008, Kadhafi débarque à Ouagadougou avec une délégation de 150 personnes au 33e sommet de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Il n’est pas invité. Pourtant, il veut planter sa tente au milieu de l’entrée de l’hôtel Libya, en terrain qu’il croit conquis. Mais le complexe hôtelier est devenu entretemps le Laico Ouaga 2000, géré par Sofitel, et le portrait géant du Guide a disparu. Kadhafi exige qu’on libère entièrement l’établissement pour sa délégation. La direction refuse poliment. Une dizaine de chambres seront finalement libérées. Le Guide, quant à lui, sera logé à l’extérieur de «son» hôtel, dans une villa dite «présidentielle».
En février 2009, au douzième sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UA à Addis Abeba (Ethiopie), Kadhafi se fait introniser «roi des rois traditionnels d’Afrique». Son chouchou burkinabè n’est pas à ses côtés —officiellement, pour cause d’opération de la cataracte. Peut-être Compaoré a-t-il vu clair, au contraire. Il lorgne désormais du côté de la Maison-Blanche. Quelques mois après le sommet d’Addis Abeba, le Burkina Faso obtient un financement de 270 milliards de francs CFA (378 millions d’euros) au titre du Millenium Challenge Account…
Blaise Compaoré semble avoir réglé son complexe d’Œdipe politique. Toujours imprévisible, il a «tué» son père «adoptif». Toujours fin stratège, il a eu le nez creux en lâchant son parrain avant les événements de 2011. Toujours discret, il n’a pas eu besoin de fanfaronner comme son homologue sénégalais.
L’émancipation de Blaise Compaoré est moins un reniement que la preuve qu’il a assimilé les leçons du Guide. Le voilà qui fantasme à son tour sur un leadership personnel en Afrique. S’il déverrouillait l’article 37 de la Constitution qui prévoit son départ du pouvoir en 2015, il pourrait même rêver de passer, lui aussi, quatre décennies au pouvoir. Merci, professeur Kadhafi.
Damien Glez
Source: Slateafrique