Edito : recensement national de la population, illusio et culture du travail bâclé.

Dans le répertoire bourdieusien, l’illusio correspond  à cette tendance à adhérer à un champ qu’on s’empresse de mettre à l’abri de la discussion. Dit rapidement, c’est un peu comme s’inventer une histoire tout droit sortie de notre imagination et qu’on finit par prendre pour vérité indiscutable.

C’est un exercice dans lequel excellent les décideurs mauritaniens. Ainsi, construisent-ils des routes recouvertes d’une matière noirâtre que l’on considère comme du bitume. Tombées les premières pluies, les automobilistes  slaloment entre les crevasses en cherchant les traces de ce qui dans une autre vie ressembla à une route bitumée. Normal : le plus important n’était pas d’avoir une route de qualité mais bien de pouvoir dire que l’entrepreneur a livré une route en contrepartie de l’argent empoché et le politique est contant de pouvoir pavaner lors de l’inauguration. Idem pour les ponts : on se souvient du feuilleton du pont de Kamour fait et refait dans la précipitation et qui s’effondre à répétition.

Avec de mauvaises données on ne prend que de mauvaises décisions.

Et voilà que le gouvernement confie le recensement national  de la population à une commission dirigée par une personne contestée. Au vu du déroulement dudit recensement, on est en droit de penser que les réserves émises sur les compétences et la composition de la commission sont loin d’être injustifiées. Un recensement, dans son principe, permet de compter pour savoir combien nous sommes ? Comment se répartit la population ? Combien de jeunes ? De femmes ? D’enfants ? De personnes âgées ? D’émigrés ? Etc.… Il a pour objet d’aider le décideur à quantifier, à identifier les besoins, à répartir l’enveloppe des ressources disponibles en connaissance de cause, à planifier ses actions… D’où l’importance de disposer d’informations fiables. Avec de mauvaises données on ne prend que de mauvaises décisions.

Tout ne peut pas être instrumentalisé, politisé.

Or, de nombreux témoignages dont ceux de députés, montrent que nous assistons à un véritable sabotage des opérations d’enrôlement. Des agents posent aux citoyens venus se faire enrôler des questions suspectes et humiliantes : connaissez-vous le nom de l’épouse de tel notable ? Parlez-vous telle langue ? Savez-vous réciter le Coran ?…  Les agents de recensement ont-ils vocation à se substituer au juge et à décider de la mauritanité d’un citoyen qui présente les documents requis ? De même, ils refusent de recenser les personnes de moins de 45ans. Les heureux élus  doivent pour leur part présenter leurs parents s’ils sont en vie. Si vous êtes fâchés avec vos parents, tant pis pour vous, vous ne serez pas recensés ; à moins de faire la paix pour les besoins de l’enrôlement. Pour compliquer les choses, le recensement ne se fait que dans les chefs-lieux de département, avec parfois des distances de plusieurs centaines de kilomètres à parcourir en plusieurs jours pour les plus déterminés. Les mauritaniens nés à l’étranger ne sont pas enregistrés. Quant à ceux fixés à l’étranger, leur cas ne semble intéresser personne. Résultat des courses : de nombreuses personnes ne peuvent pas se faire enrôler. Et comme pour finir de jeter un voile de suspicion légitime sur le processus, tout se déroule de façon confidentielle, comme si quelque part, quelqu’un avait intérêt à ce que les choses se déroulent en petit comité. Qui a intérêt à saboter ainsi les statistiques du pays ? Pour quels sombres desseins ? Pourquoi les plus hautes autorités laissent-elles faire ?

Imaginons un père de famille donnant la dépense quotidienne à son épouse en faisant semblant d’ignorer la présence de quelques membres de la famille ! Comment peut-il s’étonner que le repas ne suffise pas aux besoins de tous surtout quand des visiteurs imprévus (ils ne le sont pas souvent chez nous) se sont retrouvés dans la maisonnée opportunément à l’heure du repas ?

Ce recensement a réussi le tour de force de mobiliser contre lui presque tous les mauritaniens. Les négro-africains crient à la tentative de marginalisation. Les arabo-berbères s’insurgent contre les embuches semés sur leur chemin comme pour les dissuader de se recenser. C’est un scandale ! En 1998, l’organisation était autre ; l’esprit aussi. Plus de dix ans après, la Mauritanie avance à grands pas. A reculons.

Avec ce recensement, on (dés) organisera notre état-civil de même que le fichier électoral. On fera alors semblant d’avoir des papiers mauritaniens ; on fera semblant aussi de voter comme le font ceux qui font semblant de croire en la démocratie. Après tout, chez nous, on fait toujours semblant. Semblant de solder les assassinats extrajudiciaires, les crimes et les déportations en les nommant « passif humanitaire » ; semblant de minimiser la gravité d’un coup d’Etat militaire en l’appelant « rectification » ; semblant de vendre une entourloupe gigantesque en l’appelant « démocratie »,  semblant de construire un pays en l’appelant « Mauritanie ». Et interdiction formelle de remettre tout ça en cause ou même d’en douter : « Aux questions sur les raisons de l’appartenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, les participants n’ont rien à répondre en définitive, et les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas ne sont que des rationalisations post festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour les autres, un investissement injustifiable. » (Bourdieu, Méditations pascaliennes). Tout est dit.

 

Abdoulaye DIAGANA

KASSATAYA.COM

 

Quitter la version mobile