Lorsqu’elle décroche son doctorat de médecine, en 1993, elle souhaite pratiquer une discipline qui pourra « donner aux gens une nouvelle perception et une nouvelle approche de la vie ». Après trois ans d’études à Bobigny, elle devient sexologue. La première sexologue femme de l’histoire du Maroc.
Aujourd’hui, la Casablancaise ne chôme pas. En plus de ses consultations, elle intervient dans les médias. Depuis octobre, elle anime toutes les semaines à Tanger une émission de radio : deux heures en direct où les gens appellent et posent des questions sur leurs problèmes de couple, relationnels ou sexuels.
Mes amis – le sexologue syrien et la sexologue libanaise que je cite dans le livre – ne constatent pas ça dans leurs consultations. Mais, ici, au Maroc, je vois de plus en plus de couples qui cherchent la satisfaction mutuelle.
J’ai même des gens qui viennent de petits villages. Vraiment, c’est un changement. L’essentiel est qu’il ne se fasse pas trop brutalement, parce qu’il peut y avoir une cassure ou bien un contre-coup.
Comment expliquez-vous cette tendance ?
Elle tient à une médiatisation énorme sur ces sujets et à une prise de conscience générale. Et puis, la femme commence à prendre vraiment sa place dans le couple. Elle travaille, elle a fait des études, elle s’impose plus… Donc elle est en demande d’un plaisir partagé.
L’homme, aussi, prend conscience que s’il satisfait sa femme, il vivra un retour beaucoup plus positif dans leur relation, dans leur plaisir mutuel, et le couple sera plus solide.
Les jeunes recherchent beaucoup la solidité parce qu’il y a beaucoup de tentations, beaucoup de divorces, beaucoup de souffrance. Ils veulent se donner un maximum de chances pour réussir leur vie de couple.
J’ai même des patients qui viennent consulter avant le mariage. Ils disent : « Voilà, je voudrais apprendre, je n’ai pas trop d’expérience », ou alors : « Je suis trop rapide… ». Il y a même des gens qui amènent des listes de questions !
Dans le même temps, les organes génitaux sont encore souvent considérés comme « sales ». D’où vient cette perception ?
C’est l’éducation elle-même, déjà. La sexualité, le sexe, c’est quelque chose de tabou, quelque chose de caché, quelquechose dont il ne faudrait pas parler.
Depuis leur jeunesse, les enfants ont cette idée véhiculée consciemment ou inconsciemment que le sexe est une partie qu’il ne faut pas trop exposer, que c’est une partie qui n’est pas bonne, que c’est par là que l’on urine, etc.
Cette partie du corps est chargée de négativité : le sexe n’est pas intégré dans l’image corporelle de la femme ou de l’homme.
Quelle est la conséquence de cette dépréciation sur la sexualité ?
Si je ne suis pas à l’aise avec mon sexe et que je trouve que c’est une partie que je dois cacher, dans la sexualité, ce sera la même chose.
Par exemple, beaucoup de couples éteignent la lumière… L’autre jour, une dame est venue me voir pour me dire qu’elle n’avait pas d’orgasme. Quand je lui ai demandé : « Est-ce que votre mari vous caresse au niveau du sexe ? », elle m’a répondu : « Mais jamais ! Parce qu’il me dit que c’est sale, qu’il ne peut pas toucher… »
Autre exemple : dans le traitement du vaginisme, je demande à ce que l’homme mette son doigt dans le sexe de sa femme. Une épouse m’a un jour expliqué la réaction de son mari : « Je lui ai dit [de le faire], mais il a dit qu’il ne pouvait pas, qu’il allait vomir. »
Qu’en est-il du sexe oral ?
Les hommes arabes, en général, ne sont pas pour le cunnilingus. Toucher le sexe ? OK, à la limite. Mais le cunnilingus, non ! C’est vrai cependant que les jeunes sont de plus en plus ouverts.
Quant à la fellation, elle ne se fait pas dans le cadre du mariage. Mais quand un homme a des rapports en dehors du mariage, il peut se permettre d’en recevoir ! (rires) C’est un peu ambivalent, mais c’est ce qu’ils me rapportent. Ils me disent clairement : « Ma femme, non, je ne peux pas ! Ma femme, c’est ma femme ! »
C’est le complexe de la madone. C’est-à-dire que quand un homme se marie, il y a cette sacralité de la femme : c’est la femme-mère, surtout quand elle a des enfants. Pour lui, sa femme, il ne faut pas trop la « salir ». Il peut même arrêter de lui faire l’amour.
Mais en dehors du mariage, les hommes sont plus à l’aise et peuvent se permettre toutes les activités.
L’initiation à la sexualité avec des prostituées est-elle fréquente ?
C’est très fréquent. Quand on dit « prostituée », ce n’est pas forcément qu’ils vont dans un bordel : ils passent un coup de fil, des filles viennent, ils les paient et ont leur initiation.
Il y a beaucoup, beaucoup d’hommes qui passent par là, avec l’aide d’un oncle, un cousin, un ami… C’est la facilité, la disponibilité. C’est aussi la tranquillité : « Ok, même si ça ne marche pas, je m’en fous. Je la paie, je fous le camp, je n’ai pas besoin d’établir quoi que ce soit, de prouver quoi que ce soit… ».
Mais j’ai aussi des patients qui me rapportent qu’ils ont eu leur premier rapport avec des copines. Ce n’est pas très fréquent, parce qu’il y a cette question de la virginité… Si un garçon va avoir un rapport avec une copine, ça sous-entend qu’elle ne sera plus vierge.
Certains imputent leurs problèmes de sexualité à la sorcellerie…
C’est une croyance qui est assez bien incrustée. De plus en plus de gens n’y croient pas et viennent consulter le médecin. Mais d’autres expliquent qu’avant de venir ils sont allés voir le fkih [sorte de marabout, ndlr], ont essayé des tradi-thérapies, fait des lavages, des rituels… qui n’ont rien donné.
Dans le cas du vaginisme, quand l’homme n’arrive pas à pénétrer sa femme, ont dit qu’elle est « tqaf », qu’elle est « fermée ». Et qui l’a « fermée » ? C’est sa mère pour protéger sa virginité.
Je parle dans le livre des rituels que les mères font à leur petite fille à la puberté. En tout cas, les hommes, et même les femmes, ont très, très peur d’être ensorcelés.
Vous évoquez le cas de l’Egypte, où plus de 90% des femmes mariées sont excisées. Pourquoi n’avoir pas creusé un peu plus le sujet de leur sexualité ?
Ce premier livre est pour moi une vue panoramique, mais chaque chapitre mériterait un bouquin ! Au Maroc, il n’y a pas d’excision. Je n’ai donc pas réellement une expérience et une expertise directes de cette pratique.
Mais j’ai assisté à des congrès où j’ai vu des femmes… C’est horrible !
J’ai juste voulu attirer l’attention pour que les gens sachent que ce n’est pas la religion qui demande cette pratique – contrairement à ce qu’on croit – et pour qu’ils n’oublient pas qu’elle se fait encore, et qu’elle se fait encore en France ! Les Egyptiennes qui habitent là-bas sont excisées entre elles ! C’est terrible.
L’homosexualité n’est pas du tout évoquée…
J’avais prévu un chapitre où je voulais parler des couples tabous. J’ai dû y renoncer faute de temps, mais je parlais des homosexuels, des couples âgés. La sexualité des personnes âgées, on n’en parle jamais, ni de celle des personnes célibataires, divorcées et veuves…
Lors d’une récente réunion où j’étais invitée pour présenter mon livre, une dame d’un certain âge qui m’a demandé :
« Pourquoi vous n’avez pas parlé des veuves ? Moi, je suis veuve depuis quelques temps, j’ai des envies sexuelles… Mais j’ai 60 ans, et je suis seule. »
Et c’est vrai ! On est dans une société qui n’encourage pas la sexualité en dehors du mariage.
Photo : la sexologue marocaine Amal Chabach (DR)
Source: rue89