Les noirs, minorité invisible au Canada

Cérémonie d'adieux de la Gouverneure générale du Canada Michaëlle Jean, Ottawa, 29 septembre 2010. REUTERS/Chris WattieIl aura fallu un concert de Jill Scott, à Toronto, pour voir qu’entre noirs du Canada et noirs des Etats-Unis, beaucoup plus de choses nous séparent qu’une simple frontière.

Avec des amis, je suis allée il y a quelques années à un concert de Jill Scott, une chanteuse noire américaine de soul et R’n’B, à Toronto. Nous étions très excités. Sa musique nous faisait l’effet d’un oasis de finesse perdu dans un désert de médiocrité. Quand Jill chantait, nous chantions en chœur, en nous balançant en cadence. Au moment d’entonner son redoutable «It’s Love», elle invita le public à méditer sur «l’amour, celui bien de chez nous, qui se dégage, vous savez quand on prépare un bon repas qui nourrit l’âme, avec des ignames confites, du choux vert, du pain au lait et du jus de viande, à l’étouffée…»

Le public s’est tu. Je me souviens avoir pensé:

«Du jus de viande sur de la brioche? Hein? Des ignames confites, ça veut dire manger de la réglisse et des barres de chocolat avec un légume? Ouh là là, j’ai capté, elle parle en fait de sa façon de faire la cuisine dans la chanson! Oui mais non, vu qu’elle veut qu’on s’en souvienne avec elle, on est donc supposés nous aussi connaître ces étranges mélanges culinaires.»

L’un de mes amis s’est tourné vers nous en blaguant:

«Je crois qu’ils ne sont pas au courant de l’existence d’autres personnes sur leur planète. Elle pense peut-être que le « c » de « Canada » signifie en fait « les Carolines »».

Nous avons rigolé, puis j’ai enchaîné:

«Après le concert, allons tous en Roumanie parler d’amour autour d’un curry et d’un rôti».

Nous avons hurlé de rire, pour continuer ensuite à nous délecter du concert.

Mais, à vrai dire, ce n’était pas tant de l’humour qu’il y avait dans nos remarques que de la déception, que nous avons tous ressentie, tout en préférant l’ignorer. Car si nous étions là, c’était pour célébrer la singularité et la pertinence de Jill. En supposant ses expériences culturelles semblables aux nôtres, ici, dans un pays complètement différent du sien, elle montrait qu’elle ne faisait pas grand cas de notre singularité et de notre pertinence.

L’ignorance (ou la négation) de la communauté que forment les Canadiens noirs ne nous était pas étrangère, mais, cette fois-ci, ce qui la rendait un peu plus difficile à avaler, c’était sa source. En général, cela venait de blancs, pas de personnes de couleur, et certainement pas de noirs.

Des Afro-américains pouvaient-ils, eux aussi, ignorer l’altérité, comme les blancs le font souvent? Non, impossible; je ne pouvais pas le croire. Car les Afro-américains ont vigoureusement résisté à la marginalisation de leur communauté en choisissant de s’exprimer, de construire des universités, ou de créer des médias ou des entreprises reflétant leur sensibilité. Ils savent pertinemment combien la marginalisation peut être corrosive. Je ne savais pas ce qui s’était passé avec Jill, ce soir-là, mais j’ai décidé qu’il s’agissait d’un incident sans conséquence. Mais était-ce vraiment le cas?

Une culture invisible au Canada

En grandissant, je voulais vivre dans un pays ayant une relative conscience de l’existence de ses populations minoritaires, et de mon point de vue, ce pays, c’étaient les États-Unis. Alors, en sortant du lycée, j’ai décidé de prendre position contre ce qui me semblait être l’apathie des Canadiens blancs à l’égard des Canadiens noirs: j’ai décidé de continuer mes études dans une université américaine.

Je suis une femme noire, qui est née et qui a grandi au Canada, une nation dont la population noire représente à peine 2% de ses plus ou moins 30 millions d’habitants. J’ai souvent eu l’impression que le Canada ne savait même pas qu’on existait. Les médias principaux nous marginalisaient. Dans les années 1990, quand j’étais au lycée, MuchMusic, la chaîne télévisée canadienne diffusant des clips 24h sur 24 ne proposait du R’n’B qu’une fois par semaine, pendant une heure. L’émission de hip-hop durait quant à elle une demie-heure, les jours de semaine, et commençait à 15h30… alors que l’école se terminait à 15h10.

Ceux qui vivaient près de l’école détalaient dès que la cloche retentissait, et les autres la rataient, tout simplement. Si vous vouliez écouter de la soca ou du reggae —de la musique des Caraïbes, l’origine culturelle de la majorité de la population noire au Canada— vous deviez risquer votre vie en piochant dans les vieux vinyles votre père, ou attendre la tenue d’un rassemblement familial. Il n’y avait pratiquement aucune présence noire à la télévision, à l’exception de Tonya Lee Williams, mais elle jouait un personnage afro-américain dans Les Feux de l’amour.

Cependant, ce serait un odieux mensonge si je n’avouais pas, qu’en termes de qualité de vie, grandir au Canada frôlait l’idéal. En majorité, les Canadiens appartiennent à la classe moyenne; même des individus en difficulté ont la possibilité de satisfaire leurs besoins de base grâce à une culture politique nationale axée sur la responsabilité sociale. En gros, le Canada s’investit pour que tous ses citoyens aient les moyens de s’en sortir et de gravir l’échelle sociale.

Caribéens avant tout…

Je me souviens d’énormes parcs magnifiquement fleuris; de chips au ketchup; et d’une liberté et d’une sécurité que, à ce jour, je n’ai pu retrouver nulle part ailleurs. Et pourtant, en ce qui concerne mon identité, je me dis caribéenne, d’abord et avant tout.

En tant qu’enfant d’immigrants caribéens, je me rappelle très bien mon double apprentissage. Quand je sortais de chez moi, tout mon univers était blanc, avec quelques bribes de minorités, mais quand je rentrais chez moi, c’était l’inverse. Toute ma socialisation reflétait des sensibilités noires et caribéennes, une formation qui n’avait lieu qu’à la maison. Le progrès se mesurait à l’aune d’idéaux caribéens. Mais rien de tout cela n’était articulé, ou même défini, de manière explicite.

On peut raisonnablement dire que, en tant que communauté, nos rapports avec la majorité se faisaient dans la confidentialité et la distance. Les rapports de nos parents avec la majorité blanche du pays étaient ceux qu’on pourrait avoir avec un collègue de bureau sympathique. Les blancs n’étaient pas les supérieurs de nos parents —ni leurs subordonnés. Ils étaient juste des gens avec lesquels ils devaient passer une grande partie de leur temps. Ainsi, selon ce modèle, s’ils arrivaient à s’en faire des amis, c’était bien mais pas nécessaire, ni recherché. De même, sans avoir à le dire, nous savions qu’il n’était pas forcément pertinent de ramener du «travail» à la maison.

…et pas du tout Afro-américains!

Chose curieuse, je ne peux me souvenir d’aucun moment précis où j’ai réalisé que les Américains noirs avaient grandi en abordant la race et la communauté d’une manière différente de la mienne. Mais quand j’ai déménagé aux États-Unis, je me souviens, métaphoriquement parlant, de m’être retrouvée sous une pluie de questions stupides, et grâce à de telles expériences mon entendement a pu se développer.

Dans la bouche de noirs américains, j’ai entendu «Il y a des Afro-américains chez toi?» (En fait, non, «Afro-américain» est une formule spécifiquement américaine qui ne peut s’appliquer nulle part ailleurs.) «Mais vous parlez quasiment tous français là-bas, non?» (Euh, on n’est pas en train d’avoir cette discussion en anglais là?)

Dans la bouche de noirs comme de blancs américains, j’ai entendu des rires interminables et des imitations de ce qu’ils pensaient être notre façon de dire «hé». J’ai alors compris qu’on ne m’interrogeait pas tant sur «moi», ou mon pays, qu’on me demandait de confirmer des stéréotypes idiots. La chose amusante, c’est que mon stéréotype idiot à moi, à savoir que l’Amérique accueillait à bras ouverts une utopie noire, n’a vite eu plus aucun sens. Mon identité actuelle de Canadienne noire, héritière d’une culture caribéenne, s’est forgée à cette époque, et c’est à ce comment qu’elle s’est mise à me sembler réelle.

La génération de mes parents est arrivée au Canada à la fin des années 1960 et au début des années 1970, parce qu’elle cherchait de meilleures opportunités éducatives et professionnelles —et pas une notion d’appartenance, ou à se réinventer, comme on l’évoque souvent dans un certain folklore migratoire. Ils étaient les descendants de cinquième et de sixième génération de Guyanais, de Jamaïcains, de Kittitiens, etc. Qu’importe s’ils étaient arrivés au Canada en étudiants ou domestiques, leur identité d’individus des Caraïbes était complètement intacte. Cette influence a été si forte que, dans ma génération, on parlait toujours du lieu de naissance de nos parents comme du nôtre.

Nous étions littéralement des «Guyanais» —ou des «Trinido-jamaïcains», si nos parents venaient de deux pays différents. Il était totalement inimaginable pour les gens comme moi de se dire Canadien. Parce que c’était quoi, en fait, être Canadien? Certes, vous étiez né ici, et vous y aviez passé toute votre vie, mais tout le reste —de la manière de se tenir à table jusqu’à la fierté familiale— était métaphoriquement importée. Il n’y avait rien ici, rien à revendiquer, du moins pas ce que nos parents entendaient en disant «comme chez nous», ou ce que la majorité blanche revendiquait… partout, en fait. Nous, les noirs nés au Canada, nous n’étions pas établis ici, nous n’avions aucune raison de nous sentir fiers —ou c’était du moins notre sentiment.

Vivre dans le multiculturalisme

Je me souviens, peu après mon arrivée à l’université de Los Angeles, avoir croisé un chauffeur de bus noir. Il m’avait dit qu’il aimait beaucoup les Canadiens, parce qu’il en avait rencontré deux qui le traitaient comme un blanc. Quoi? Était-il sérieux? Blanc?

Attendez. C’était une chose désirable? Pourquoi? Les noirs d’Amérique avaient pourtant leurs propres écoles et des communautés autonomes. Je me suis alors rendu compte que les images aseptisées de la télé qui montraient un havre de paix multiracial, celles que j’avais vues en grandissant, n’étaient peut-être pas tout à fait représentatives de la réalité de l’Amérique, qu’elle soit noire ou blanche. La génération de mes parents savait peut-être ce qu’elle faisait en voulant avant tout nous élever comme des Caribéens, plutôt que des Canadiens. Ce qui signifiait que nous pouvions vivre au sein d’une majorité blanche, mais sans être définis par cette majorité. Voilà comment nos parents avaient garanti la solidité de nos repères, ce qui était, et demeure encore, un cadeau inestimable.

Bien sûr, il m’est arrivé de ressentir les effets discriminants des privilèges et du système blancs; sans aucun doute. Cependant, de telles situations, je les classais dans la catégorie «très énervant», et j’y voyais les exemples des problèmes que cette communauté avait avec la race. Mais cela n’avait rien à voir avec moi.

Aurais-je eu une telle clarté d’esprit si j’avais été élevée autre part? Je ne le sais pas. Ce dont je suis sûre, c’est que ma nationalité et mon héritage ont tous les deux été nécessaires à la mise en place, au fond de moi, de repères stables, ceux que le chauffeur de bus n’avait pas la chance d’avoir, je le crains.

Melting pot américain ou hors-d’œuvre canadien

Tout récemment, j’étais invitée à un rassemblement d’Américains blancs. Une célèbre humoriste noire passait à la télévision. On m’a demandé de «traduire» tous ses sous-entendus comiques. Je n’en croyais pas mes oreilles. Ils avaient besoin qu’une étrangère leur explique le jargon d’une compatriote? Cela m’a pesé plusieurs jours sur la conscience, avant que je réussisse à m’en remettre.

J’ai pensé à l’ignorance culturelle de Jill Scott. Le choc perpétuel que me fait le concept de «noir» en dehors des États-Unis. Le fait qu’on s’attende toujours à ce que je ne prenne pas la mouche quand on se moque de ma manière différente de m’exprimer. Et finalement, à cette fête, être témoin du morcellement interne de ce soit-disant melting-pot américain. J’ai réalisé que tout cela n’était que les manifestations d’une norme culturelle américaine d’autoabsorption, un caractère contre lequel les noirs américains ne sont pas protégés.

Les noirs américains ayant été oppressés pendant longtemps, j’étais donc étonnée qu’ils puissent un jour manifester une attitude méprisante à l’égard d’une autre communauté noire. Par contre, ce que j’avais complètement oublié, c’est que les noirs américains sont des Américains, une nation déterminée à penser qu’aucune autre personne ou chose sur la planète —ou dans l’espace— n’a autant d’importance qu’eux. Sans doute est-ce cette croyance fondamentale qui leur a permis d’être la puissance internationale qu’ils sont aujourd’hui, qu’importe si la structure-même de cette croyance est en réalité biaisée.

Si l’Amérique est un melting-pot, le Canada ressemble plus à un buffet de hors d’œuvre*, et je suis heureuse d’avoir pu goûter aux deux.

Vivre l’Amérique de près a renforcé le jugement que j’avais de ma propre culture et de ma propre nation, et de cela je serai à jamais reconnaissante.

Alors, je dis respect aux racines caribéennes de mes ancêtres —et pour toi, mon cher Canada, sache que je monterai toujours la garde [En référence à «we stand on guard for thee», paroles de l’hymne national canadien].

* en français dans le texte

Alyson Renaldo

Traduit par Peggy Sastre

Source: slateafrique

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