De «Dégage !» à Tahrir, les emblèmes du printemps arabe

Ce vendredi, une partie du monde arabe s’apprête à redescendre dans la rue. Au Yémen, où l’on manifeste depuis trois mois, c’est le «vendredi de la dernière chance».

 

 

 

Les yeux seront aussi tournés vers la Syrie, qui gronde depuis plus d’un mois. Cette journée-test a été dénommée «vendredi saint», en référence à la religion chrétienne. Tout un symbole dans un pays où le pouvoir joue notamment la peur du chaos confessionnel pour se maintenir.

Les révolutions arabes ont fait du vendredi la journée de contestation des régimes en place. En quatre mois de «printemps arabe», d’autres symboles ont émergé, un corpus de revendications, de références, de sentiments partagés s’est constitué.

Mohamed Bouazizi qui, en s’immolant par le feu, a déclenché la lame de fond, est devenu une icône. «Dégage», «Le peuple veut la chute du régime», scande-t-on à Damas, au Caire, à Tunis, à Sanaa.

Des emblèmes dont la puissance effraie les régimes, qui tentent la récupération.

Un: «Dégage!»

Simple, efficace, spontané, le verbe français a connu le succès au-delà de la Tunisie francophone, où il est né.

Le 14 janvier, devant le ministère de l’Intérieur à Tunis, les pancartes barrées d’un «Ben Ali dégage» sont nombreuses. Des milliers de personnes crient ce «dégage» libérateur. Comme une réponse au dernier discours télévisé du dictateur, la veille, où celui-ci tentait encore de sauver les meubles.

Ce recours au français ne surprend pas tellement dans un pays où plus de 60% de la population le parle, au moins un peu. Les Egyptiens -dont l’élite a longtemps étudié le français, mais aujourd’hui plus volontiers anglophones- ont adopté l’injonction, en clin d’oeil.

Le «Dégage» a été décliné en fonction des revendications locales. «Système dégage», en Algérie, «Article 19 dégage» au Maroc (en référence à un article de la Constitution qui met tous les pouvoirs entre les mains du roi). Dans les pays non-francophones, c’est en arabe que le mot a été clamé, pour réclamer le départ d’Ali Saleh au Yémen ou encore de «Makhlouf» en Syrie, du nom du cousin de Bachar al-Assad, magnat des télécoms et corrompu notoire.

Mais c’est encore en Tunisie que l’impératif a eu la carrière la plus dense. Après le départ de Ben Ali, «Dégage» est devenu le mot d’ordre de toutes les revendications populaires qu’il restait à satisfaire. «Ghannouchi dégage», «RCD dégage» ont ainsi couru manifs et mobilisations en ligne jusqu’à la démission du Premier ministre et de tous les membres de l’ancien parti de Ben Ali restés au pouvoir. Gouverneurs, patrons, dirigeants de tous poils ont connu des frondes «dégage» après le 14 janvier. On se souvient aussi des «Boillon dégage» criés devant l’ambassade de France en Tunisie, à l’adresse de son nouvel occupant, qui s’était montré agressif et arrogants lors de sa première conférence de presse.

On a même vu des «Sarko dégage», dans des manifestations en France, des «Lombard dégage» adressés à l’ex-Pdg de France télécom, des «Gbagbo dégage» en Côte-d’Ivoire, etc.

Deux: «Le peuple veut la chute du régime»

Qu’on peut transcrire, en alphabet latin: «Al shab yourid escot el nizom».

C’est le slogan emblématique des révolutions arabes. La formule est, encore une fois, née en Tunisie. Elle a prospéré en Egypte et s’affichait place Tahrir sur deux énormes banderoles, l’une en anglais, l’autre en arabe.

Elle a gagné tous les pays arabes en révolte avec, là aussi, de nombreuses déclinaisons. «Le peuple veut la chute du raïs», ont précisé les Egyptiens. «Le peuple veut une réforme du régime et de la Constitution», ont, plus modérément, chanté quelques milliers de Jordaniens. «Le peuple veut la fin de la division», ont adapté les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, etc.

En Syrie, c’est pour avoir tagué notamment ces mots sur les murs de Deraa que quinze adolescents ont été arrêtés, mettant le feu aux poudres dans cette ville, puis dans tout le pays. Peu répandu au début, le slogan revient dans les vidéos qui circulent, et traduit la radicalisation de la contestation.

«C’est un mot d’ordre central, représentatif de l’ampleur et de la radicalité du mouvement. La formule montre que le peuple veut prendre son destin en main. Il ne veut pas quelques miettes, il a compris qu’il était en face de régimes qui ne sont pas réformables», analyse Olfa Lamloum, politologue à l’Institut français du Proche-Orient, basé à Beyrouth.

Les régimes et leurs partisans ont voulu s’approprier le gimmick. «Le raïs veut la réforme du système», ont ainsi tenté, début février, les nervis de Moubarak, en référence aux promesses du dirigeant égyptien face aux pressions de la rue.

Les manifestants, eux, font du détournement comique. Ainsi, en Libye, les discours surréalistes de Kadhafi ont inspiré les rebelles. «Le peuple veut le parapluie du colonel», se sont-ils moqués après la première intervention du Guide le 21 février, donnée à la va-vite à la sortie d’une voiture, à l’abri d’une ombrelle. «Le peuple veut comprendre le discours!», ont-ils raillé sur Facebook après la deuxième apparition télé.

Trois: Vendredis

Le vendredi a acquis une dimension quasi-mystique depuis que ce jour a vu la chute de deux dictateurs: Ben Ali le 14 janvier, Moubarak le 11 février. Du coup, «Kadhafi a décidé de supprimer tous les vendredis du calendrier», moque une blague sur Internet.

Plus concrètement, le vendredi, propice à la mobilisation, est devenu un rendez-vous. D’abord, c’est un jour chômé dans la plupart des pays arabes (mais pas en Tunisie). C’est aussi celui de la grande prière hebdomadaire. Si les autorités n’hésitent pas à interdire les manifestations, elles ne peuvent décemment pas empêcher les croyants de se rendre à la mosquée, et sont prises de court. Beaucoup de manifestations ont démarré à la sortie de cette prière, aux environs de 13 heures.

C’est ce qu’ont fait les Egyptiens. Si le soulèvement a débuté un mardi, le 25 janvier, suite à un appel sur Facebook, il a véritablement décollé le vendredi suivant, le 28. Les groupes pro-démocratie avaient appelé à manifester après la grande prière. Une semaine après, le vendredi 4 est le «Jour du départ». Celui d’après, le «Jour de l’adieu». La promesse sera exaucée. Depuis, la place Tahrir n’a pas connu un vendredi sans revendications. Le 8 avril, pour la «Journée de la purge», ils étaient encore 100.000.

La tactique n’est pas nouvelle. «Dans les années 1990, rappelle Slate.fr, le Front islamique du salut (FIS) s’est également servi des prières du vendredi pour fragiliser le pouvoir en place en Algérie (…). Encore aujourd’hui, le pouvoir israélien redouble d’attention lors des prières sur l’esplanade des Mosquées de Jérusalem.»

En Syrie, les manifestants se raccrochent à ce symbole. Avec succès: de vendredi en vendredi, la contestation gagne du terrain. Circonscrite à Deraa le 18 mars, elle s’est étendue à tout le territoire. Ce nouveau vendredi s’annonce comme un test.

Au Yémen, le vendredi est le jour des démonstrations de force, du côté des opposants au président Saleh, comme de ses partisans. Ils se rassemblent, les premiers devant l’université de Sanaa, les seconds sur la place du Changement. Avec, à chaque fois, une bataille de slogans. Le 1er avril est ainsi la «Journée du Salut» pour les anti-Saleh, celle «de la Fraternité» pour les pro. Le 8 est la «Journée de la fermeté» pour les premiers, celle «de l’entente» pour les autres.

En Jordanie, en Irak, en Oman, les quelques manifestations qui ont eu lieu se sont plutôt déroulées un vendredi.

Quatre: Tahrir et ses avatars

Occupée pacifiquement pendant deux semaines, poumon de la révolution égyptienne, la place Tahrir («Libération») a fait des petits. A Sanaa, la capitale yéménite, les opposants au régime ont rebaptisé ainsi la place de l’Université, lieu de leur révolution.

A Bahreïn, la place de la Perle est devenue «place Tahrir». Son évacuation, mi-mars, a marqué le coup d’arrêt de la révolte. Illico, prétextant l’aménagement du carrefour, les autorités ont fait scier «Lulu» («perle», en arabe), le monument de béton central. «Lulu» était l’un des symboles de ce soulèvement, il est devenu celui de son écrasement.

Les Syriens, eux, tentent désespérément de trouver leur Tahrir. Il y a eu plusieurs essais, à Lattaquié, à Homs mardi. Le régime y a vite mis fin. Ce vendredi, les manifestants visent plus haut: la place des Abbassides, à Damas.

Cinq: Mohamed Bouazizi

En s’immolant par le feu le 17 décembre, le Tunisien Mohamed Bouazizi a déclenché la fronde dans sa ville Sidi Bouzid. La colère s’est propagée au pays, Bouazizi est devenu le «vendeur à la sauvette [qui] a fait tomber un dictateur. »

Contraint à cet expédient pour nourrir la fratrie, victime de la corruption et de la violence ordinaires des policiers, le jeune Bouazizi est un emblème des difficultés sociales des pays arabes: misère, chômage des jeunes, etc.

Après lui, des dizaines de personnes, en Algérie, en Egypte, se sont immolées par le feu. En Tunisie, le portrait du premier «martyr» était brandi dans les manifestations. L’hôpital où il a fini par mourir de ses blessures a hérité de son nom. Dans tout le monde arabe, sa mémoire est célébrée.

En Egypte, le meurtre de Khaled Saïd, en juin 2010 à Alexandrie, a préparé le terrain de la révolte. Ce jeune de 28 ans est mort sous les coups des policiers. Emblème, cette fois, de l’arbitraire policier, de la loi d’urgence qui dure. «Nous sommes tous Khaled Saïd», proclamait une page Facebook, l’une de celles où ont été lancés les premiers appels à manifester.

 

L’administrateur de la page, Wael Ghonim, est lui-même devenu une figure du «printemps». Arrêté très vite après le début des manifs, sa libération et l’entretien qu’il a donné à la télé, le soir-même, ont permis de relancer le mouvement, essoufflé. Cinq jours plus tard, Moubarak tombait. Le magazine Time a inclus ce cadre de Google sur sa liste des 100 personnes les plus influentes du monde.

ELODIE AUFFRAY

Source  :  Libération le 22/04/2011

Quitter la version mobile