Les journalistes ne sont pas les bienvenus aux 19es Rencontres humanistes et fraternelles africaines et malgaches (Rehfram), qui réunissaient à Cotonou, en ce début de mois de février, les francs-maçons de tendance libérale des pays francophones du continent. Le site internet officiel de l’événement, totalement fermé au grand public, n’est accessible qu’à l’aide d’un code, en forme de réponse à une étrange « colle » : à quelle heure ouvre-t-on les travaux en loge ?
Il faut oser s’inviter, l’air de rien, au Palais des congrès de Cotonou, où se tient ce séminaire d’un genre particulier. Ne pas retourner sur ses pas parce que nulle banderole ne signale l’événement. Admettre, au besoin, de se faire refouler un peu rudement, comme cela a été le cas pour notre photographe. Surtout, il est absolument nécessaire de se faire tenir par la main par des « frères » bienveillants, dont la recommandation ne sera pas de trop. S’il est difficile de savoir où ont lieu les « tenues blanches » programmées durant ces quelques jours, on peut toujours obtenir des entretiens à bâtons rompus, la nuit tombée, dans les nombreux hôtels où se sont éparpillés « grands maîtres », « vénérables » et « apprentis »…
Discrétion. Les visites officielles du Congolais Denis Sassou Nguesso et du Togolais Faure Gnassingbé durant ces journées relèvent-elles du hasard, quand on sait que le premier s’est, dans la foulée, rendu dans le pays du second pour tenter d’y réconcilier les « frères » de la Grande Loge nationale du Togo (GLNT, obédience « régulière »), passablement divisés ? Le légendaire sens de la discrétion des francs-maçons a-t-il eu raison de la curiosité des médias béninois ? En tout cas, le silence autour des dernières Rehfram contraste étonnamment avec le bruit et la fureur qui s’étaient emparés du Palais de la Marina, il y a quelques mois, à la suite de la publication dans un hebdomadaire français d’un article affirmant que Boni Yayi était un « fils de la lumière ». Furieux, le chef de l’État béninois – qui aurait été initié à Brazzaville, selon une source très bien renseignée – a multiplié les démentis et les coups de fil courroucés. Et pour cause : membre de l’une des nombreuses – et puissantes – Églises évangéliques du pays, il risquait de perdre le précieux soutien des « frères en Christ »…
Au Gabon, pas de polémique, mais un énorme buzz. Les extraits vidéo diffusés sur internet de la cérémonie d’intronisation d’Ali Bongo Ondimba, qui a succédé à son père, Omar, comme grand maître de la Grande Loge du Gabon, après avoir réussi à prendre sa suite à la tête du pays, ont été vus plus d’un million de fois et abondamment commentés dans la blogosphère et sur les réseaux sociaux. En Afrique subsaharienne francophone, terre de mystères et d’initiation, la franc-maçonnerie fascine, intrigue, inquiète, irrite. Au-delà des fantasmes, quelle est son influence réelle ? Cette question en appelle une autre : qui donc, parmi nos princes et notables, manie l’équerre et le compas, symboles maçonniques par excellence ?
Bongo, Sassou, Déby… Un tel exercice de name dropping est par nature périlleux. Le « secret de l’appartenance » est souvent opposé aux journalistes trop curieux. Peu nombreux sont en effet les francs-maçons africains qui assument leur adhésion. Omar Bongo Ondimba a incarné pendant une bonne partie de sa vie une certaine idée – minoritaire – de la maçonnerie africaine décomplexée. Allant jusqu’à se signaler par un prosélytisme assez efficace dans son pays et à l’étranger. Le défunt président gabonais, dont le prédécesseur, Léon Mba, était lui-même initié, aurait été déterminant dans la « conversion » de son homologue et beau-père, Denis Sassou Nguesso.
Depuis, le numéro un congolais, qui a érigé un somptueux mausolée en hommage à l’explorateur colonial et « frère » Pierre Savorgnan de Brazza, s’est chargé de l’initiation du Centrafricain François Bozizé. Dans une Afrique centrale décidément bien « maçonnée », le président tchadien Idriss Déby Itno est lui aussi « passé sous le bandeau », selon de nombreux articles de presse jamais démentis. Joseph Kabila s’est un moment intéressé de près à la franc-maçonnerie, à laquelle appartiennent plusieurs membres de son « gouvernement parallèle ». Mais, selon plusieurs sources, il n’aurait pas donné suite.
Faure Gnassingbé est présenté par de nombreux sites internet de son pays comme un « fils de la lumière », tout comme son aîné Ernest Gnassingbé, décédé en 2009. Abdoulaye Wade confesse qu’il a été initié, mais précise très vite qu’il a pris ses distances avec les loges, une dénégation qui fait sourire certains « frères ». Le tout nouveau président guinéen Alpha Condé ferait partie du club, au même titre que le chef de l’État malien Amadou Toumani Touré (il aurait été initié au début des années 1990) et que le président élu de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara. La plupart des chefs d’État africains francs-maçons sont d’obédience « régulière » et rattachés à la Grande Loge nationale de France (GLNF). De son côté, Laurent Gbagbo passe tantôt pour un profane, tantôt pour un « franc-maçon sans tablier », proche du Grand Orient de France (obédience « libérale »). Blaise Compaoré a quant à lui été le grand maître de la Grande Loge du Burkina Faso, avant de passer le maillet à Djibril Bassolé, à l’époque ministre de la Sécurité (actuellement médiateur conjoint ONU-Union africaine pour le Darfour).
Frilosités. Au-delà des chefs d’État, de nombreuses figures politiques, intellectuelles et du monde des affaires assument leur appartenance maçonnique ou laissent dire… Directeur du protocole d’État sous les présidents Houphouët-Boigny, Bédié, Gueï et – pour quelques mois – Gbagbo, l’Ivoirien Georges Ouegnin en est. Tout comme le ministre de l’Intérieur d’Alassane Ouattara, Hamed Bakayoko. Et le président du Conseil d’administration de la Société ivoirienne de raffinage, Laurent Ottro Zirignon, oncle de Laurent Gbagbo.
Au Cameroun, le ministre Grégoire Owona et l’ancien ministre Pierre Moukoko Mbonjo sont des « fils de la lumière ». Le nom d’Olivier Behlé, patron des patrons, revient lui aussi régulièrement. Décédé en juin 2010, l’écrivain Léopold Ferdinand Oyono, qui passait pour le « meilleur ami » du président Paul Biya, était un vieil initié du Grand Orient de France. Au Gabon, le chef de la diplomatie Paul Toungui et l’opposant André Mba Obame sont des « frères » du « grand maître Ali ». Le contre-amiral congolais Jean-Dominique Okemba, patron du Conseil national de sécurité et bras droit de Denis Sassou Nguesso, aussi.
Au Bénin, Adrien Houngbédji, qui s’était « mis en sommeil », fréquente de nouveau les loges avec assiduité, loin des frilosités de son rival Boni Yayi, qui ne serait même plus « chaud » pour accorder une audience aux dignitaires maçons. Le président de la Cour constitutionnelle et avocat réputé Robert Dossou ne fait pas un secret de son appartenance. Tout comme l’écrivain emblématique Olympe Bhêly-Quenum. Au Togo, deux anciens Premiers ministres, Edem Kodjo et Agbéyomé Kodjo, sont considérés comme des « frères ».
Dans les pays sahéliens, on assume rarement. Mais certains noms filtrent. Ainsi de celui de Ndioro Ndiaye, qui a été ministre de la Santé au Sénégal et numéro deux de l’Organisation internationale des migrations. Au Niger, l’ex-Premier ministre Hama Amadou est un « frère », comme l’a été l’ancien président (assassiné) Ibrahim Baré Maïnassara. Le nouveau président, Mahamadou Issoufou, serait entré à la GLNF en 2009.
Double discours. Les francs-maçons sont-ils les grands maîtres de la scène politique continentale, tirant dans l’ombre les ficelles et mettant en œuvre des « agendas secrets » ? Les intéressés développent volontiers un double discours à ce sujet. Après une longue discussion à bâtons rompus sur les subtilités du travail dans les loges, un initié s’amuse à faire de l’esprit. « J’imagine que vous êtes déçu. Vous vous attendiez peut-être au récit de rencontres avec des chefs d’État et des députés. Malheureusement, c’est bien plus banal que ça ! »
Dans la grande cour du Palais des congrès de Cotonou, où se déroulent les Rehfram, un « frère » montre les grappes de séminaristes qui observent une pause méritée après une demi-journée de travaux sur le thème « Cinquante ans d’indépendance ! Debout et à l’ordre mes frères et sœurs ». Parmi eux, nulle vedette de la politique ou du gotha des institutions internationales. « Vous voyez, la maçonnerie, la vraie, c’est ça », affirme-t-il, évoquant des hommes et des femmes de bonne volonté, faisant partie de la classe moyenne pour la plupart (avocats, médecins, entrepreneurs), et impliqués dans des actions de bienfaisance comme la construction d’écoles ou d’orphelinats.
« Le fantasme de la franc-maçonnerie hyperinfluente suscite beaucoup de défections chez nous. Trois ans après leur initiation, certains jeunes constatent qu’ils ne sont ni ministres, ni directeurs généraux, ni conseillers de Paul Biya… et ils s’en vont », raconte un initié camerounais. Qui poursuit : « Ce ne sont ni la franc-maçonnerie ni la Rose-Croix qui structurent le champ politique camerounais. C’est avant tout le fait ethnique. Un nouveau gouvernement ne peut raisonnablement pas sortir si les Bamilékés, les Bétis ou les Nordistes ne sont pas représentés. Ce n’est pas le cas pour les francs-maçons, qui sont d’ailleurs très peu nombreux dans le gouvernement actuel. » Quelques minutes plus tard, le même révèle pourtant que ce sont les « fils de la lumière » qui ont organisé, sous le couvert d’une association dénommée Jeunesse patriotique, la première rencontre entre Paul Biya et son principal opposant, John Fru Ndi, en 1992. Une entrevue tenue secrète.
Une influence politique. Au Bénin, les francs-maçons se félicitent d’avoir été à l’origine de la Conférence nationale qui a ouvert la voie à la démocratisation du pays. « Plus précisément, c’est le fruit d’un compromis historique entre les loges, qui ont longtemps mûri le projet, et l’Église catholique », révèle un observateur. « Les vieux ennemis se sont unis pour faire tomber les communistes », grince un autre. Au Togo, les francs-maçons ne sont pas parvenus à organiser, en 1993, au siège du Grand Orient de France, une rencontre entre Gnassingbé Eyadéma et ses principaux adversaires politiques. Mais nul n’imagine qu’ils sont restés inactifs dans la mise en place du consensus qui a accouché des accords de Ouagadougou, lesquels ont rendu possible la dernière présidentielle, remportée par Faure Gnassingbé.
Le Congo et la Côte d’Ivoire sont sans doute les pays où l’expertise maçonnique en matière de règlement des conflits a le plus clairement échoué. Au pays de Denis Sassou Nguesso, affilié à la GLNF, et Pascal Lissouba, de tendance Grand Orient, l’activisme des maîtres n’a pu empêcher la bataille de Brazzaville en 1997 et ses milliers de morts. À Abidjan, le directoire du Forum de réconciliation nationale, qui s’est tenu en 2001, avait en son sein de nombreux « frères » : cela n’a pas suffi. Particulièrement influents au moment de la négociation des accords de Linas-Marcoussis, les « disciples d’Hiram » croyaient tenir leur revanche. Las ! Le texte sorti de cette table ronde déchirera pendant de longues années les différentes parties signataires…
Les pourfendeurs de la franc-maçonnerie dénoncent invariablement une passion des « réseaux » qui virerait souvent au népotisme pur et simple. Ils pointent ainsi du doigt l’existence de « bastions maçonniques » quasi imprenables. Hier il s’agissait d’Elf, la sulfureuse entreprise pétrolière, et d’Air Afrique. Aujourd’hui la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) sont pointées du doigt. « Les jeunes gens n’arrivent pas francs-maçons à la BCEAO. Mais c’est un bon endroit pour le devenir, grâce au parrainage de collègues qui vous tiennent par la main », explique un bon connaisseur des institutions régionales.
Main invisible. Certains cadres de haut niveau dans le secteur privé dénoncent de leur côté le caractère souvent problématique de la « solidarité maçonnique ». « J’ai constaté que mon patron traitait avec une bienveillance particulière un certain nombre de dossiers, qui auraient été rejetés s’ils n’avaient pas été soumis par des entreprises dirigées par des francs-maçons, comme lui », dénonce un ancien membre d’un comité de crédit d’une banque régionale africaine. Attributions de marchés et recrutements porteraient, dans un certain nombre d’entreprises et d’institutions « maçonnées », la marque de la « main invisible ».
« C’est fait de manière très subtile, jamais directement, mais ça existe », insiste une responsable de haut niveau dans le consulting. Les « frères » reconnaissent que certains d’entre eux peuvent se servir des obédiences comme d’un instrument de lobbying. Mais leur ligne de défense est toute trouvée : sur un continent où les « petits coups de pouce » et l’utilisation immodérée des « réseaux » relèvent de la règle élémentaire, ils ne sont pas les seuls.
Jeune Afrique