Mohamed Cherkaoui : « Comment écrire l’histoire du Maroc sans le Sahara ? »

Membre de la Commission consultative de la régionalisation, ce sociologue de réputation internationale renouvelle l’approche du conflit qui déchire le Maghreb depuis quelque quarante ans.

Le sociologue Mohamed Cherkaoui, né voilà soixante-cinq ans à Bejaad, a un itinéraire peu commun. Issu d’une glorieuse zaouïa de lettrés, il s’est illustré dans une autre confrérie aussi prestigieuse, celle de la communauté scientifique. De Paris à New York en passant par Londres ou Berlin, ses écrits théoriques sur les maîtres de la sociologie (Durkheim, Weber ou Tocqueville) comme ses travaux de recherche sur l’école, la démocratie ou encore le suicide font autorité. Ayant dirigé La Revue française de sociologie, il compte parmi les quatre auteurs du Dictionnaire de la pensée sociologique (PUF).

En 2007, il a publié un ouvrage à la fois historique et sociologique intitulé Le Sahara : liens sociaux et enjeux géostratégiques (Oxford, Badwell-Press). Disponible en français, en anglais, en espagnol et en arabe, il renouvelle l’approche du conflit qui déchire le Maghreb depuis quelque quarante ans. Au Maroc, outre ses activités universitaires, Mohamed Cherkaoui siège à l’Institut royal des études stratégiques (Ires), ainsi qu’à la Commission consultative de la régionalisation (CCR) nommée par Mohammed VI pour jeter les bases de ce qui devrait être la réforme la plus profonde des institutions du royaume.

Jeune Afrique : « Sans le Sahara, l’histoire du Maroc est incompréhensible, écrivez-vous. Sans le Maroc, le Sahara est un désert », et vous en déduisez que le Maroc ne lâchera jamais son Sahara. Une telle conclusion risque de paraître par trop péremptoire…

Mohamed Cherkaoui : Je ne le pense pas. Il suffit d’ouvrir n’importe quel livre d’histoire du Maroc pour se rendre compte que, depuis au moins les Almoravides, les dynasties qui se sont succédé dans le royaume comme de nombreuses personnalités qui ont marqué son destin sont issues du Sahara. On peut aisément constater que la civilisation musulmane arabo-berbère maure, celle du Maroc, est indissociable de la culture saharienne. La lutte contre la colonisation franco-espagnole illustre encore cette osmose. Comment écrire donc l’histoire du Maroc sans le Sahara ?

Par ailleurs, de nombreuses études l’attestent : la vie économique et sociale des populations sahariennes n’était concevable que grâce à l’arrière-pays tekna et à leurs relations avec la région qui s’étend du Souss jusqu’à Marrakech et au-delà.

Le problème de la légitimité juridique de la revendication du Maroc sur le Sahara occidental est à la limite secondaire. Les juges de la Cour de La Haye, saisie en 1975, avaient à tort considéré l’allégeance séculaire des Sahraouis au roi du Maroc comme un lien strictement religieux, alors que ce lien est éminemment politique. Ils avaient interprété l’allégeance à la manière de ce général français de l’époque coloniale qui soutenait que le roi n’était qu’une « espèce de pape » et que les populations du Sahara oriental, marocaines à l’époque, pouvaient être rattachées à l’Algérie française.

Vous avez mené une enquête sociologique sur le mariage au sein de la population du Sahara occidental. Qu’avez-vous appris ?

C’est une enquête unique qui couvre 30 000 mariages de Sahraouis du Sahara occidental nés avant 1975. J’ai pris toutes les précautions méthodologiques. Cette enquête n’est en fait qu’une partie des recherches plus globales que j’ai menées sur le problème de l’intégration des populations sahraouies au reste du Maroc. Outre l’intégration économique et politique, j’ai voulu tester l’hypothèse que ces populations seraient intégrées par l’acte le plus libre et le plus individuel, qui n’est donc soumis à aucune pression politique, je veux dire le choix du conjoint. Alors qu’au Sahara le mariage traditionnel est essentiellement endogame, j’ai découvert que, de 1960 à 2006, l’endogamie est passée de 95 % à presque 50 %. Cela est vrai de toutes les catégories, sexuelles, sociales, etc. Les échanges matrimoniaux sont la preuve incontestable de l’intégration. Quelle instance internationale accepterait de procéder à la dislocation de familles si intimement liées ?

Parallèlement au projet d’autonomie au Sahara, le Maroc envisage une politique de régionalisation sur l’ensemble du territoire. S’agit-il d’une compensation : on accorde aux Soussis ou aux Rifains ce qu’on donne aux Sahraouis ?

Absolument pas ! Pour la bonne raison que le processus de la régionalisation a commencé avec la première charte communale de 1960. En 1976, une nouvelle charte, modifiée en 2008, attribue de très larges compétences au pouvoir local.

Il faut signaler encore le Dahir de juin 1971, qui a donné naissance à sept régions économiques. Sous Hassan II, la régionalisation est instituée en 1997 à la suite d’une modification pertinente de la Constitution. En janvier 2010, Mohammed VI annonce une régionalisation avancée pour tout le Maroc et nomme une commission consultative composée de personnalités indépendantes pour en élaborer les modalités. Elle doit soumettre au roi un avant-projet à la fin de cette année. On le voit, le processus de régionalisation a commencé bien avant que ne se pose le problème du Sahara.

Vous écrivez : « Le pouvoir local a toujours été historiquement encastré dans les structures socioéconomiques au Maroc. » Allusion aux fameux rapports entre le Makhzen et la siba ?

On peut s’y référer, à la condition de bien définir ce qu’est la siba, qui n’est assurément pas le chaos. Personnellement, je préfère utiliser le vocabulaire des nombreux travaux sur la démocratie tribale qui existe depuis la fondation de la monarchie au Maroc, au VIIIe siècle. Je renvoie, bien entendu, aux études de Robert Montagne et d’Ernest Gellner, notamment.

La régionalisation ne risque-t-elle pas de ressusciter ce que Robert Montagne appelait « les Républiques berbères » ?

Nullement. Dans les moments les plus critiques des luttes entre le pouvoir royal et les tribus, jamais celles-ci n’ont remis en question le principe monarchique, même lorsqu’il leur arrivait de mettre en déroute l’armée du roi. Voici un autre élément : à l’occasion d’une analyse de données d’enquêtes menées par un institut américain sur une cinquantaine de pays, dont le Maroc, je suis arrivé à la conclusion que si la quasi-totalité des Marocains professent un patriotisme sans faille jusqu’au sacrifice ultime, les berbérophones sont légèrement plus nombreux à l’être. Je ne vois aucun signe de velléité d’autonomie irrédentiste en dehors de discours très minoritaires.

On a du mal à croire que c’est au moment où elle se trouve à l’apogée de sa puissance que la monarchie marocaine va procéder à un transfert de ses prérogatives vers les régions…

C’est là le paradoxe sur lequel j’ai attiré l’attention. En proposant une explication simple : c’est précisément parce que la monarchie est sûre d’elle-même qu’elle peut s’engager dans une démocratisation profonde du pays, d’autant que, partout dans le monde, le centralisme s’essouffle et aboutit souvent à des effets pervers.

Une démocratie régionale vivante suppose l’émergence d’une élite locale. Vu la dépolitisation grandissante au Maroc, n’est-ce pas là un vœu pieux plutôt qu’une perspective réaliste ?

À condition que la régionalisation soit prise au sérieux et que ce nouveau contrat social soit respecté, dès lors que les transferts des pouvoirs, des moyens financiers et humains sont satisfaisants, les élites locales devraient émerger. Cela prendra du temps, assurément. 

Propos recueillis à Casablanca par Hamid Barrada

Source  :  Jeune Afrique le 23/11/2010

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