Pour la liberté, suivez la route jusqu’à Bahreïn

Tous les ans à la fin du jeûne du ramadan, de nombreux Saoudiens vont passer les fêtes dans le royaume voisin, où les contraintes sociales et religieuses sont moins pesantes.

Dernière nuit du ramadan : je suis en train de préparer le repas de rupture de jeûne pour la famille quand j’entends sonner le téléphone. C’est ma copine Noura. Elle m’appelle pour me poser, comme chaque année, la question rituelle : “On va à Bahreïn pour l’Aïd [la fête] ?” Les années précédentes, la réponse a toujours été oui sans hésiter. Mais, cette fois-ci, ce sera non. J’en ai décidé ainsi avec mon mari et mes enfants. Noura n’insiste pas. Elle sait qu’elle ne réussira pas à me faire changer d’avis. Bahreïn est un pays ami et son peuple nous est cher. Mais les raisons pour lesquelles j’y allais ont pour ainsi dire disparu. Avant, j’y allais pour acheter des livres interdits en Arabie Saoudite. Or, maintenant, des librairies ont ouvert leurs portes partout en Arabie puisque la censure a été abolie et que le ministère de la Culture garantit la liberté d’expression, permet le pluralisme des opinions et ne contrôle plus les médias.

Phare culturel

Avant, je me rendais à Bahreïn pour conduire ma voiture et pouvoir faire mes courses sans avoir l’impression d’être suivie par les agents de la Commission pour la promotion de la vertu et la répression du vice [police religieuse] susceptibles de me priver d’un de mes droits les plus fondamentaux, à savoir me sentir en sécurité dans mes déplacements. Or, depuis, le ministère de l’Intérieur a organisé leur reconversion professionnelle et, au lieu d’espionner la vie privée des citoyens, ils traquent désormais les terroristes et les trafiquants de drogue. Avant, j’allais à Bahreïn pour jouir de sa liberté religieuse, puisqu’on peut y visiter les lieux de culte de n’importe quelle religion – église, mosquée chiite ou sunnite [ainsi qu’une synagogue] – afin d’améliorer ses connaissances et d’apprécier la beauté d’autres rituels. Mais, maintenant, l’Etat saoudien s’est converti à la tolérance, à la suite d’un décret royal instaurant la liberté religieuse.

Avant, j’allais à Bahreïn pour participer aux activités de la société civile, notamment celles des organisations de défense des droits de l’homme et des associations qui proposaient des stages de formation sur le militantisme pacifique. Mais, maintenant, en Arabie Saoudite, les associations sont autorisées et il existe une Ligue des droits de l’homme. De même, on peut former des partis politiques et des syndicats afin de défendre les droits aussi bien des nationaux que des résidents étrangers. Par ailleurs, le ministère du Travail a abrogé le système des “garants” [wakil, qui enferme le travailleur immigré dans une relation de dépendance vis-à-vis de son employeur] et a établi une charte des droits des travailleurs. Avant, j’allais à Bahreïn afin d’assister aux activités culturelles, pour aller au cinéma et pour participer à des festivals, croiser des artistes, écrivains et intellectuels du monde entier. Or, désormais, c’est l’Arabie Saoudite qui est le phare culturel du Moyen-Orient. Elle est à l’avant-garde de la poésie et du roman arabe, elle a ouvert des musées et des théâtres, et les cinémas font partie intégrante de la vie sociale. Et plus personne n’a besoin d’envoyer ses enfants étudier dans une école ou une université de Bahreïn depuis que le ministère de l’Education a réformé l’enseignement.

“L’exception saoudienne”

Avant, j’allais à Bahreïn parce qu’une femme pouvait s’y sentir adulte et libre. Mais, depuis, en Arabie Saoudite, on a aboli l’obligation du tuteur mâle et promulgué une nouvelle loi de la famille, ce qui me permet de vivre dans un pays où je suis respectée et traitée comme un être humain.

Je me retourne dans mon lit. C’est la sonnerie du téléphone qui me réveille. Je suis encore à moitié dans ce beau rêve qui illumine cette matinée du jour de l’Aïd. Je décroche et c’est Noura qui est au bout du fil. Elle m’appelle pour parler de notre projet de partir trois jours à Bahreïn en famille, avec maris et enfants, afin d’échapper au contrôle social pesant et aux inquisiteurs moraux qui harcèlent les gens au nom de “l’exception saoudienne” et de la religion. Je me lève, prépare les bagages et charge la voiture de nos valises. Puis, c’est la route pour rejoindre le pont du roi Fahd, qui relie notre pays à l’île voisine. Comme chaque année, l’affluence est telle qu’on en aura pour des heures d’embouteillages. Cela me laisse le temps de me replonger dans mon rêve, le rêve du jour où mon pays aura évolué de telle sorte que je n’aurai plus envie de passer l’Aïd ailleurs.

 

Repère

Environ soixante-dix mille Saoudiens auraient passé la fin du ramadan à Bahreïn, selon le ministère de l’Intérieur du pays. Pourtant, ils n’y sont pas toujours bien vus. Plusieurs voitures saoudiennes ont été incendiées ces derniers mois. On accuse notamment les Saoudiens de provoquer des accidents de la route, sous l’effet de l’alcool qui n’y est pas interdit.

Par ­Wajiha Al-Huwaider

Source: Courrier International

 

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