‘’La pérennité de notre Etat… pourrait même être en jeu’’

Mahfoudh Ould Betah est l’un des ténors du barreau mauritanien qu’il a d’ailleurs eu à présider. A la faveur du coup d’état du 3 Août 2005, il a été porté à la tête du ministère de la justice. Un choix unanimement salué par la société civile mauritanienne et les organisations internationales des droits de l’homme. Cet avocat préside, depuis quelques mois, le parti Convergence Démocratique Nationale (CDN), membre de la COD, qui se positionne au centre de l’échiquier politique mauritanien.
De nombreux mauritaniens ont vu derrière cette formation l’ombre de l’ancien chef d’Etat de la transition, Ely Ould Mohamed Vall, ce que ni l’un, ni l’autre ne confirme.  Tout en reconnaissant les « de grandes qualités d’homme d’Etat» à son ancien patron. Me Bettath livre dans les colonnes de Biladi son analyse des questions brulantes de la Mauritanie.

Biladi : Il y a quelque temps des accrochages ont opposé l’armée et l’AQMI. Que pensez-vous de cette opération ?

Me Mahfoudh Ould Bettah : Je voudrais d’abord, exprimer, en mon nom personnel et au nom du Parti Convergence Démocratique Nationale, nos sentiments compatissants, aux familles de nos soldats tombés sur le champ d’honneur, prier Dieu de les recevoir en son sein paradis et souhaiter un prompt rétablissement pour les blessés.
Concernant la question posée, le terme d’accrochage qui veut dire bref engagement, (par exemple, un accrochage entre deux patrouilles), ne rend pas compte de l’ampleur de l’engagement de notre armée qui fut massif, du bilan de cet engagement (des dizaines de morts et de blessés, selon diverses sources concordantes), et des conséquences politiques, économiques et sociales pour notre pays ; des combats qui, de surcroit, ont eu lieu sur le territoire d’un pays étranger !  Il s’agit en réalité d’une véritable guerre. Les autorités n’ont-elles pas, lors du raid Franco-mauritanien pour libérer l’otage Français, feu Michel Germano, dit sans équivoque, que la Mauritanie a déclaré la guerre à l’Aqmi ? Les derniers affrontements de Hassi Sidi sur le territoire Malien sont la preuve de l’installation de notre pays dans une situation de guerre permanente avec Al-Qaïda. Sommes-nous réellement préparés à une telle guerre ? Avons-nous les moyens, matériels et financiers pour y faire face seuls, quand ont sait que le Chef de l’Etat qui a engagé le pays dans cette entreprise incertaine, reconnaissait, il n’y a pas encore longtemps, sur les ondes de la Radio et à la Télévision Nationale, que notre armée était désorganisée, mal équipée, et qu’elle ne pouvait pas assurer sa mission de défense de notre territoire ?  Par quel miracle celle-ci se retrouve aujourd’hui capable d’engager ce que le pouvoir appelle <>, de surcroit sur un territoire étranger qu’elle ignore totalement, et contre un ennemi insaisissable qui maitrise, par ailleurs parfaitement le terrain ? Des interrogations et des interrogations autour de cette guerre peuvent encore être posées. Elles ne recevront évidement pas de réponse de la part d’un pouvoir qui a décidé, depuis le premier jour, de n’avoir de comptes à rendre à personne. Un pouvoir qui s’est arrogé le droit d’exposer la vie de nos soldats dans des combats suicidaires dans lesquels l’amateurisme le dispute à l’improvisation, ignorant ainsi le double enseignement du général et philosophe chinois, Sun Tzu dans son essai  sur l’art de la guerre : « la guerre est une affaire d’une importance vitale pour l’Etat, la province de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement. Il est indispensable de l’étudier à fond. » Et « un chef d’armée qualifié demande la victoire à la situation et non à ses subordonnés.» (Terrain, climat, moral des troupes…, ndlr)

Biladi : En l’absence de la coordination Mali, Mauritanie, Algérie, Niger pensez vous que la Mauritanie peut, à elle seule, venir à bout de l’Aqmi ?

MOB : J’ai, à l’occasion de ma réponse à votre précédente question, exprimé, au passage une réponse négative à cette interrogation. En effet, le terrorisme est un phénomène transnational qui ne peut être combattu que collectivement, par l’ensemble des pays de la région. Il requiert même l’assistance de la communauté internationale. La Mauritanie ne pourrait pas y faire face seule. S’y engager en dehors d’une action collective des pays de la région et du soutien de la communauté internationale, c’est faire preuve d’irresponsabilité en entrainant le pays dans une guerre aventureuse dont les conséquences politiques, économiques et sociales sont incalculables.

La pérennité de notre Etat, déjà fragilisé à l’intérieur par les dynamiques négatives, à l’œuvre dans la société, et par la logique du pouvoir personnel, pourrait même être en jeu.
Obtenir une coordination des pays concernés pour s’engager dans une telle entreprise est une condition nécessaire, mais insuffisante. Il faut, au préalable, comme dans toutes les situations graves de la nature de celle dans la quelle le pays est engagée, réunir un consensus national autour des objectifs poursuivis. Or, on est loin de ce consensus. Le détenteur du pouvoir n’a pris aucun avis, y compris dans son propre camp, ni dans le dispositif institutionnel, notamment au parlement, et à fortiori, dans les forces vives de la nation qui demeurent dans l’ignorance totale de ce qui se passe. Une telle attitude est pleine de risques. C’est pourquoi la logique guerrière, mise en marche par le pouvoir, doit s’arrêter. L’homme d’Etat doit savoir évaluer, à tout moment, les conséquences de ses actes et avoir la capacité à s’interrompre au vu des effets négatifs prévisibles de ceux-ci, au lieu d’avancer coûte que coûte.

Biladi : Que pensez-vous de la récente reconnaissance de la légitimité du pouvoir de AZIZ par le RFD ? Cela n’annonce t-il pas la mort de la COD ?

MOB: Il ne me semble pas, à la lumière des déclarations rendues publiques par le RFD que la question de la légitimité du pouvoir ait fait l’objet d’une quelconque prise de position nouvelle de la part de ce Parti. A ce qui paraît, le RFD a seulement accepté pour les raisons qu’il a invoquées, d’appeler l’actuel Chef de l’Etat, Président de la république, dans la perspective dit-il, de renforcer les chances du dialogue entre le pouvoir et l’opposition en vue de sortir le pays de la crise politique dans laquelle il se débat depuis le Coup d’Etat du 6 Août 2008.

Pour Autant, ce n’est pas principalement le titre du détenteur du pouvoir : Chef de l’Etat ou Président de la République qui importe, c’est la nature du régime qui fait problème. Sommes nous réellement dans une démocratie ou sous un régime autoritaire, caractérisé par le pouvoir personnel, l’instrumentalisation de la justice et de l’administration, le clientélisme politique, le monopole des médias publics et j’en passe. Voilà la véritable question.  Je pense que toutes les composantes de la COD, y compris le RFD, sont d’accord pour considérer que l’actuel régime issu d’un coup d’état est un régime autoritaire, et que la Mauritanie est loin d’avoir gagné le pari de la démocratisation. C’est ce constat commun qui a constitué la base de l’accord de la COD en vue de voir notre pays sortir définitivement du cycle infernal des coups d’Etat, et de la logique des pouvoirs autoritaires. C’est pour cela que ce que vous appelez <> n’annonce pas la mort de la COD qui s’est fixée des objectifs stratégiques pour le pays : notamment, relever le double défi de la démocratisation et du développement.
Ceci étant, comme le dit Montaigne <>, la COD n’est pas une organisation monolithique au sein de laquelle aucune opinion discordante ne peut s’exprimer. Comme son nom l’indique, c’est une coordination de plusieurs partis qui sont organisés, chacun de façon autonome, avec ses propres organes, son propre programme, sa propre approche de l’action qu’il entend mener pour atteindre ses objectifs. Cette diversité engendre nécessairement des divergences d’opinions, et parfois même de fortes oppositions à l’occasion de l’examen d’une question. Il peut arriver, en effet, qu’un parti tienne à recouvrer son autonomie et à exprimer une opinion qui lui est propre sur telle ou telle question de l’heure. Je pense sincèrement que c’est tout à fait légitime et qu’il est dans la logique des choses qu’une coordination de plusieurs partis connaisse ce genre de situation. Il ne faut donc pas dramatiser les divergences apparues à l’occasion des opinions exprimées récemment. Même si elles sont ressenties par certains comme pouvant affecter la cohésion de la COD. Celles-ci ne sont pas en réalité profondes. Elles peuvent et doivent être dépassées. Le devoir l’impose aux partis, la situation du pays l’exige. Ce n’est pas trahir un secret que de vous dire que les incompréhensions qui ont pu avoir lieu sont en passe d’être surmontées, et que la COD travaille déjà à la réussite de rentrée politique actuelle.

Biladi : Entre un pouvoir qui fait le deuil des accords de DAKAR et une opposition qui en fait un préalable, pensez vous qu’un dialogue est encore possible ?

MOB : Faire son deuil de quelque chose c’est se résigner d’en être privé. Or, on est loin d’être dans ce cas ; c’est le moins que l’on puisse dire, du rapport du pouvoir aux accords de DAKAR. Celui-ci se ferait plutôt un réel plaisir de voir l’opposition faire son deuil de ces accords. C’est évidement peine perdue, les accords de DAKAR continuent à s’imposer aux parties qui les ont conclus et ne peuvent être remis en cause par la seule volonté de l’une d’elles, en l’occurrence le pouvoir. Au lieu de renier ses engagements, celui-ci a l’impérieux devoir de réunir toutes les conditions de leur mise en œuvre dans l’intérêt bien compris du pays. Ceci est d’autant plus urgent que nous traversons une étape cruciale de notre histoire, avec l’état de guerre dans lequel nous nous trouvons embarqués.
Le dialogue n’est possible que dans ces conditions. Il est illusoire de penser que l’opposition est tentée par « le dialogue dans la rue>>, <> « les séminaires » et autres formules du pouvoir qui n’expriment en réalité aucune volonté réelle de dialogue et qui ne sont autre chose que de la poudre aux yeux qui ne trompe plus personne.

Biladi : En tant qu’ancien Bâtonnier et ancien Ministre de la Justice, quelle appréciation faites vous du dernier mouvement des magistrats, qui a fait grincer beaucoup de dents au sein de la justice ?

MOB : Je commencerai , d’abord, par  dire que je n’ai pas de doute sur la bonne foi et sur la volonté réelle de bien faire de certains des responsables du secteur, pour les avoir eus  comme collaborateurs sérieux et compétents, pendant la période de transition 2005/2007.

Je demeure, cependant, sceptique qu’à l’occasion de ce dernier mouvement dans la magistrature, le pouvoir ait eu en vue le moindre souci de respecter les exigences d’une justice indépendante. Le mouvement semble plutôt s’inscrire dans la logique de l’instrumentalisation de l’institution judiciaire mise en œuvre par le pouvoir dès son avènement. On se rappelle des coups mortels portés par celui-ci à l’indépendance de la justice et aux libertés qu’elle a la charge de sauvegarder, constatés lors des affaires : Air Mauritanie, CSA, hommes d’affaires, et plus récemment l’affaire des trafiquants de drogue maliens, connue sous le nom de m’zarab, à l’occasion de laquelle la justice s’est vue contrainte de mettre fin au dossier et de libérer au stade de l’instruction les prévenus contre lesquels pesaient pourtant de lourdes charges. Le dernier mouvement s’inscrit donc dans la droite ligne de cette pratique : des dizaines de magistrats ont été, au mépris du principe de l’inamovibilité des magistrats de siège, mis au placard. La mutation d’un magistrat, si elle n’est faite, pour des raisons impérieuses de service rêvait un caractère disciplinaire, or aucune raison n’a été invoquée pour justifier la mise à la disposition du ministère de tant de juges, plus de 50 ! La mesure revêtant donc un caractère disciplinaire, celle-ci n’a aucune base légale. En plus du grief déjà évoqué, relatif au non respect de l’inamovibilité des magistrats du siège, l’organe qui a pris la mesure n’était pas disciplinairement compétent. En effet, le Conseil Supérieur de la Magistrature, présidé par le Chef de l’Etat et comprenant le Ministre de la Justice a cessé, depuis la dernière réforme, (loi organique portant statut de la magistrature (2006)), d’être l’organe disciplinaire des magistrats. La formation disciplinaire est désormais présidée par le Président de la Cour Suprême, pour les Magistrats du siège et par le Procureur Général, pour les Magistrats du Parquet.
De même, l’action disciplinaire est soumise au principe du contradictoire à tous les stades de la procédure. Le magistrat ne peut faire l’objet d’une sanction sans avoir été préalablement entendu avec la possibilité de se faire assister d’un avocat.
Le dernier C.S.M présidé par le Chef de l’Etat s’est arrogé donc des compétences qu’il n’a pas et, à cette occasion, violé la fois le principe d’inamovibilité des magistrats du siège et celui du contradictoire. Il s’est en plus arrogé le droit de pourvoir aux intérims alors que cette question est réglée préalablement, dans certains cas, par la loi ; dans d’autres, la prérogative appartient aux présidents de certaines juridictions. Ce qui est de nature à fragiliser l’institution judicaire.

De plus l’ampleur de cette mesure a valeur d’exemple pour les magistrats auxquels échoit la mission de rendre désormais la justice et qui sont pour la plupart des jeunes magistrats pas encore titularisés.  Pour me résumer donc, j’estime que l’indépendance de la justice aura pris un sacré coup à la suite de ce dernier mouvement. Le risque est grand de voir, désormais, chaque petite affaire remonter au sommet de l’Etat d’autant plus que le chef de l’état a affirmé, ce que l’on savait déjà, je le cite : « je contrôle tout moi -même. »

Source: rmibiladi.



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