Pierre Bonte, chercheur au CNRS et auteur d’une thèse sur l’émirat de l’Adrar :

 » Les indices d’une symbiose, très étroite, entre Beydanes et Négro-mauritaniens, tout au long de l’Histoire, sont assez nombreux et éloquents. Il n’est pas inutile, par les temps qui courent, de les rappeler’’

Le Calame : «The Maghreb Review» sort, prochainement, un numéro spécial sur la Mauritanie, intitulé «La Mauritanie contemporaine, enjeux de mémoire et nouvelles identités» [voir: http://www.maghreb-studies-association.co.uk/fr/maurispecial.html]. Vous en êtes, avec Sébastien Boulay, le co-éditeur. Comment le professeur Pierre Bonte, directeur de recherche émérite au CNRS, se retrouve-t-il engagé dans un tel travail?

Pierre Bonte : C’est un peu l’aboutissement d’un long parcours en Mauritanie, une sorte de transhumance intellectuelle. Mon premier séjour remonte à une quarantaine d’années. Il s’inscrivait, déjà, dans la dynamique des changements sociaux. Il s’agissait de faire un premier bilan des problèmes soulevés par la fondation des villes minières de Zouérate et de Nouadhibou, où s’était implantée une population mauritanienne, assez peu préparée à ce mode d’organisation du travail. Des éleveurs du Nord et, surtout, des gens qui travaillaient dans des palmeraies, de l’Adrar en particulier.

Rapidement, je me suis aperçu que le présent, pour être interprété de façon un tant soit peu cohérente, exigeait une certaine connaissance du passé et j’ai développé un programme de recherches – académiques, disons – sur une institution tout-à-fait traditionnelle, l’émirat de l’Adrar. Ce travail a duré une dizaine d’années et débouché sur une thèse d’Etat et une série de publications. Peu à peu, j’entrevoyais mieux ce qu’était une tribu, en Mauritanie, le rôle des alliances et des conflits, les hiérarchies, assez fortes, qui les structurent. C’était, à ce dernier égard, l’occasion de découvrir que les sociétés tribales, souvent assimilées à des sociétés sans Etat, sans institutions politiques bien définies, bien localisées, pouvaient être régies par des systèmes politiques soigneusement élaborés et d’une grande complexité.
De fait, ces recherches m’ont surtout permis d’approcher la profondeur et l’étendue des transformations sociales en cours dans ce pays. C’est un peu une boutade mais je dis, souvent, que la Mauritanie, en cinquante ans, a probablement plus bougé qu’entre l’époque des Almoravides, au 11ème siècle, et, disons, l’époque des indépendances. Mais ces recherches m’ont permis, également, de constater la pénurie de travaux historiques sur la Mauritanie, exceptions faites des quelques auteurs de l’époque coloniale, comme Marty ou Leriche, et, bien entendu, des productions locales, associées aux sciences islamiques, mais dans lesquelles l’histoire ne jouait pas un rôle majeur, les zawayas ayant développé certaines réticences à son étude, pour des raisons que je ne développerai pas ici.
Travailler sur l’histoire traditionnelle de la Mauritanie avait donc un autre sens : c’est qu’on ne la connaissait pas. Depuis, les travaux se sont multipliés et les historiens de l’Université de Nouakchott, notamment, bien que peu soutenus – la recherche est un peu le parent pauvre dans les pays pauvres – apportent de réguliers éclairages sur le passé de leur pays. Ces dernières années, il est apparu nécessaire de faire une sorte de bilan sur l’état des recherches en sciences sociales concernant la Mauritanie – histoire, ethnologie, anthropologie, plus généralement, les transformations sociales – et c’est dans ce contexte que s’inscrit la prochaine publication du numéro de « Maghreb Review ».

Eleveurs du Nord, planteurs et émirat de l’Adrar: nous voici, encore, dans une vision un peu réductionniste de la Mauritanie.  Le pays des hommes bleus, le bilad Chinguitt, autant de clichés qui sous-tendent un certain nombre d’enjeux ethniques, dans la construction de la nation mauritanienne contemporaine. Les ensembles Pulaar, Soninké, Wolof, voire Bambara et Tamacheck, à l’extrême-Est, constituent des réalités constitutives de la Mauritanie. Comment les traitez-vous dans votre travail?

C’est un peu par hasard, par la force du travail qui m’était commandé, que je me suis retrouvé plus en contact avec le milieu maure, les Beydanes, en particulier, qu’avec les Négro-mauritaniens, pour reprendre l’expression consacrée. En outre, la recherche scientifique – en anthropologie notamment, où la complexité des phénomènes n’est pas petite – exige une certaine spécialisation. J’avais travaillé, auparavant, sur le monde touareg, qui présente un certain nombre d’affinités avec le monde maure, et voilà comment je me suis retrouvé assigné à l’étude de celui-ci. Cela dit, ordre et priorité de travail n’empêchent pas de faire la part des choses.
Le projet colonial visait, dès le départ, à administrer le monde maure. Le nom même, accolé à l’ensemble envisagé – la Mauritanie –, trahissait cette ambition. L’appellation est une invention coloniale, tirée de la dénomination d’une province romaine maghrébine, il y a plus de deux mille ans. La démarche française, en Mauritanie, tranchait avec celle qu’elle avait développée en pays touareg, par exemple, déchiré entre diverses administrations, généralement négro-africaines, comme au Mali ou au Niger. Pourquoi? Mise à part l’approche, tout-à-fait novatrice, de Xavier Coppolani, ce qui a fondé la différence, c’est, probablement, la forte résistance des Maures, qui, a contrario des Touaregs, ont pu, via le Maroc, s’armer efficacement, d’une part, et, d’autre part, construire des relations commerciales durables avec les colonisateurs. N’oubliez pas qu’on est à deux pas de Saint-Louis, plaque tournante, à l’époque, de tout le commerce franco-ouest-africain. Ne pas laisser entrer les Français en Adrar – ce qui fut le cas pendant tout le XIXème siècle – c’était préserver des intérêts économiques puissants, motivant, d’autant plus, la volonté de fermeture et la résistance. Enfin, le caractère essentiellement nomade des dominants, en pays maure – une particularité qu’on ne retrouve qu’en Mongolie et en Somalie – exigeait un traitement administratif spécifique.
Le fonctionnement de cette administration nécessitait un personnel rompu aux relations avec les colonisateurs et c’est « tout naturellement » que ceux-ci ont puisé dans le vivier des populations sédentaires négro-mauritaniennes du fleuve, ordinairement scolarisées à l’école du toubab et familières des populations de la rive sénégalaise. Dans la société coloniale, les Négro-africains avaient, de ce fait, une place importante, même si les Beydanes constituaient la majorité. Je ne suis pas compétent pour parler de l’évolution de cette situation, de l’indépendance à nos jours, mais il me faut signaler une réalité extrêmement importante. Mes études historiques m’ont, en effet, amené à découvrir la permanence et l’intensité des liens entre les populations maures et négro-africaines. Ils se traduisent dans une histoire en partie commune.
Il y a, bien sûr, le lien majeur de l’islam. Les populations négro-mauritaniennes ont été islamisées à la même époque que les ancêtres locaux des Beydanes. Divers mouvements, des Almoravides aux confréries soufies contemporaines, ont fédéré, fédèrent encore, les populations noires et blanches, sans considération des frontières politiques actuelles. Mais, même « en marge » de l’islam, il existe des figures plus ou moins légendaires qui cristallisent cette réalité d’appariement trans-ethnique. Je travaille, ainsi, sur un personnage qu’on pourrait considérer comme un emblème de l’unité nationale, le shérif Bubazzul. Ni guerrier, ni héros, il est considéré comme l’ancêtre, tout à la fois, de diverses tribus maures et de populations wolofs. Même le mouvement des Almamis Torobés ne peut pas se comprendre sans l’influence de certains cheikhs beydanes, en particulier Kunta. Bref : les indices d’une symbiose, très étroite, entre Beydanes et Négro-mauritaniens, tout au long de l’Histoire, sont assez nombreux et éloquents. Il n’est pas inutile, par les temps qui courent, de les rappeler.

Voilà qui m’amène à vous poser la question du rôle de l’historien ou de l’ethnologue, dans cette mise en valeur de tel ou tel fait historique, légende ou mythe, dans la construction d’une identité nationale. 

Ouvrons un manuel de l’Histoire de France, datant des années soixante. Quoique la Constitution de 1958 ait affirmé le caractère laïc de la République, les images du baptême de Clovis, du bon roi saint Louis – un wali – des Croisades, saintes, elles aussi, tout comme Jeanne d’Arc, de l’onction divine transcendant les dynasties, etc., continuaient de peupler l’imaginaire des petits écoliers: la France avait été, si longtemps, la fille aînée de l’Eglise… On a, depuis, un peu rectifié cette « histoire nationale », valorisant, désormais, beaucoup plus le siècle des Lumières, la Révolution, la République de Jules Ferry, les droits de l’Homme, etc. Les sciences humaines sont ainsi constamment sollicitées dans l’éducation des masses, moyennant, souvent, des distorsions de perspectives, des oublis, des raccourcis réducteurs…
La Mauritanie, en tant que Nation, a cette chance d’être en construction. Elle peut choisir et valoriser les thèmes les plus globalement fédérateurs et les moins exclusifs. Parlons, par exemple, des Almoravides. Quoique la quasi-totalité des sources traditionnelles les évoquant soient d’origine maghrébine, dans une tonalité de légitimation du pouvoir marrakchi qu’ils fondèrent, il existe un certain nombre d’études, contemporaines, mettant en relief  le rôle des populations tekrûriennes dans leur rassemblement. Le destin saharien des Almoravides reste encore à explorer, même si les sources écrites manquent, de même que l’influence du mouvement sur les sociétés négro-africaines voisines.  Les pistes encourageant la cohésion – pas, forcément, le métissage – ne manquent pas. J’ai cité la figure de Bubazzul. On pourrait aussi évoquer celles, plus historiques, d’Abou Bakr ibn Umar, ou d’Al Imam Al Hadrami…Les relations intercommunautaires de complémentarité mériteraient d’être mieux connues du public. A condition, bien évidemment, que la volonté de construction nationale surmonte les replis communautaristes. Il faut espérer que des impulsions en ce sens proviennent du milieu universitaire.

On entend bien que cette identité nationale se construise dans une dynamique de continuités et de ruptures, affectant diversement les communautés et les individus. Distinguez-vous, dans cette effervescence, les signes d’une écriture spécifiquement mauritanienne – pas seulement maure ou autre – de la modernité?

Le peuple mauritanien a connu durant les dernières décennies des bouleversements qui ont des effets convergents. L’exode rural, en conséquence du déclin du mode de vie pastoral et nomade ou comme un effet de l’évolution de l’agriculture dans la vallée aménagée, a entraîné des centaines de milliers de personnes vers les villes où elles connaissent un sort comparable, connaissent les mêmes changements de mode de vie, bénéficient des avantages de la scolarisation ou des soins de santé, mais aussi des difficultés de travail et d’habitat. Dans ce nouveau cadre urbain, des expressions culturelles communes, souvent métisses, sont repérables. Les Maures consomment, de plus en plus, le «riz au poisson» qu’auraient rejeté leurs ancêtres nomades, tout le monde suit les prestations des griots, maintenant mises en spectacles publics, et une musique moderne conjugue, chez les jeunes, les influences «ethniques»… Et puis, il y a la télévision qui fait entrer le monde dans les familles, suivant les mêmes chaînes, les mêmes feuilletons. La Mauritanie vit naturellement à l’heure de la globalisation culturelle.
Mais, tout aussi naturellement, les signes des identités nouvelles sont aussi empruntés au passé. Je les repère plus facilement dans la société beydane: les images répétitives de la tente, des palmeraies et des puits, issues de l’héritage nomade, alimentent l’imaginaire urbain, illustrent les cartes de recharge des téléphones, les émissions de TV nationales, constituent des motifs architecturaux sur le plus grand immeuble de Nouakchott, par exemple. Pensez au nombre de sociétés, des banques aux boutiques, en passant par les terrains pétroliers, qui portent le nom symbolique de Chinguetti. Les recherches sur ces réécritures du passé constituent un champ d’étude passionnant pour le chercheur, qu’il s’agisse de l’organisation d’une campagne électorale autour des tentes, du théâtre (messrah) de la richesse ostentatoire : 4×4 rutilants et villas, téléphones portables, malhafa luxueuses, qui rappellent les défis anciens du vaysh… Et puis il y a la question du «tribalisme» qui, quel que soit le jugement qu’ils portent sur le fait, occupe l’esprit des Mauritaniens… Mais ce serait une autre histoire…

La Mauritanie, trois millions et demi d’habitants, aujourd’hui ; le double, incha Allahou, dans moins de vingt ans. Quoique ce ne soit pas dans les habitudes d’un ethnologue, encore moins d’un historien, de faire des projections, puis-je vous demander votre sentiment sur l’avenir de notre Nation?

Il y aurait tant de conditionnels à conjuguer pour parler, de manière censée, de l’avenir et, malgré la croissance que vous évoquez, la Mauritanie dispose de peu de moyens, au sein d’un monde dominé par des géants démographiques, économiques, politiques… Elle a eu à imposer son existence au moment de l’Indépendance et elle s’est faite une place qu’elle doit préserver. Ce n’est pas facile, avec un immense territoire désertique au sein duquel la population est de plus en plus regroupée dans les villes. Mais il y aussi des évolutions prometteuses.
L’évolution de son infrastructure routière est, par exemple, quelque chose qui me semble porteur d’avenir, tout en perpétuant des aspects de l’héritage ancestral des nomades et des caravaniers. La densification du réseau intérieur limite les conséquences de la désertification humaine. Les rapports avec les pays voisins et l’ouverture vers l’Europe, par le Maghreb au Nord, mettront, peut-être, les Mauritaniens, avec leur sens du commerce et des affaires, dans une situation privilégiée, au sein de la région. Et puis il y a les possibles : les minerais à découvrir, comme le pétrole ou le gaz, là, je ne suis pas devin !

Propos recueillis par Tawfiq Mansour

 

source  :  Le Calame via www.lecalame.mr  le 07/04/2010

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