De l’arabisation en Mauritanie

me_toureMe Moktar TOURE, du barreau de Versailles

Les propos du premier ministre et celui  du ministre de la culture  sur la primauté de l’arabe en Mauritanie et les réactions d’indignation qu’ils ont soulevées dans la société civile mauritanienne et, plus bruyamment encore au campus de l’université de Nouakchott, viennent nous rappeler que le débat sur la politique linguistique n’est pas encore clos :

n’en déplaise à ceux qui, pour clore tout débat, agitent les dispositions de l’ordonnance constitutionnelle du 20 juillet 1991, dont l’article  6 dispose que « Les langues nationales sont l’arabe, le poular, le soninké et le wolof ; la langue officielle est l’arabe ». La légitimité  de ce qui est communément appelé «la politique d’arabisation » résiderait dans le fait que l’arabe serait:

–          la langue de la majorité des Mauritaniens ;

–          la langue liturgique et unitaire des Mauritaniens ;

–          Une langue nationale à dimension internationale.

 Ces arguments sont, sans aucun doute, pertinents pour accorder une place de choix à la langue arabe, mais ne donnent pas de réponse à d’autres questions, non moins importantes.

  Un statut officiel proclamé est-il nécessaire ?

  • Un statut officiel exclusif est-il justifié ?
  • La majorité a-t-elle le droit de violer les droits des minorités ?
  • L’argument religieux est-il pertinent ?
  • La dimension internationale n’a-t-elle pas des limites ?

  1) Un statut officiel n’est pas nécessaire :

 Nos arguments relèvent ici de simples observations empiriques : tous les pays n’estiment pas indispensable de proclamer ou de donner un statut juridique à leur(s) langue(s) :

 Les Etats-Unis d’Amérique, première puissance du monde, n’ont pas proclamé de langue officielle dans leur constitution de 1787 ; l’anglais n’est la langue officielle que de quelques Etats fédérés.

 Dans certains de ces Etats, les tentatives de proclamation officielle de l’anglais ont été purement et simplement rejetées[1].

 Pourtant, la langue anglaise ne s’est pas moins imposée dans la vie politique et sociale des Etats-Unis où elle cohabite avec d’autres langues minoritaires.

 A l’opposé de ce système de libre compétition linguistique, l’expérience, en Mauritanie, est celle d’un Etat interventionniste et dirigiste, qui a jeté son dévolu sur l’ arabe,  comme langue officielle  unique, à l’exclusion de toute concurrence.

 Cette option se justifie-t-elle ?

  2) Un statut officiel exclusif n’est pas justifié :

 Au regard des traditions institutionnelles, voire constitutionnelles,de nombre de pays abritant des groupes ou nationalités différent(e)s, la pratique est à la reconnaissance de plusieurs langues  officielles, soit à l’échelle nationale, soit à l’échelle régionale ; faute de statut officiel pour toutes les langues, certains Etats centralisateurs et non moins démocratiques, ouvrent néanmoins un espace de vie et d’expression pour les langues minoritaires qui ont un statut institutionnel.

  a) Cas de pays ayant reconnu plusieurs langues officielles :

a.1) Langues officielles à l’échelle nationale :

  L’Irak : l’article 4 alinéa 1 de la Constitution irakienne dispose : « L’arabe et le kurde sont les deux langues officielles de l’Irak. Le droit des Irakiens d’instruire leurs enfants dans leur langue maternelle est garanti, comme le turkmène, le syriaque et l’arménien, dans des établissements d’enseignement publics, conformément aux directives éducatives, ou en toute autre langue dans des établissements d’enseignement privés ».

 L’alinéa 2 de l’article précise les effets immédiats de cette proclamation et les droits qui en découlent.

  La Suisse : Deux articles de la constitution régissent le statut des langues :

 Article 4 : « Les langues nationales sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche ».

Article 70 alinéa 1 : « Les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche ».

 On notera que l’article 70 alinéa 2, donne à tous les cantons le droit de choisir leurs langues officielles, dans le respect scrupuleux des « minorités linguistiques autochtones ».

  L’Ethiopie : l’égalité des langues nationales est garantie par l’article 5 de la constitution qui stipule  que :

« 1. Toutes les langues éthiopiennes jouiront de la reconnaissance égale de l’État.

2. L’amharique est la langue de travail du gouvernement fédéral.

3. Les membres de la Fédération peuvent, conformément à la loi, déterminer leurs langues de travail respectives ».

  L’Erythrée : le principe est ici aussi la reconnaissance de l’égalité linguistique.

L’article 4 alinéa 3 de la constitution érythréenne proclame que : « L’égalité de toutes les langues érythréennes est garantie ».

  L’Israël :

Pays officiellement sans constitution (théocratie oblige), l’Etat hébreu reste régi au plan linguistique par l’ordonnance britannique du 10 octobre 1922  (Palestine Order in Council) qui fait de l’anglais, l’hébreu et l’arabe les trois langues officielles du pays.

 Ainsi l’article 82 de l’ordonnance dispose : « Toutes les ordonnances, tous les avis et actes officiels du gouvernement, de même que tous les avis officiels des autorités locales et municipales dans les zones prescrites en vertu d’un décret du Haut Commissaire, seront publiés en anglais, en arabe et en hébreu. Les trois langues peuvent être utilisées dans les débats et les discussions du Conseil législatif et peuvent être assujetties à tout règlement qui, à l’occasion, est adopté par les services gouvernementaux et les tribunaux. »

 L’insertion d’un article 15 b a toutefois réduit les langues officielles à deux ; ce texte dispose que désormais : « Toute disposition juridique requérant l’usage de la langue anglaise est abrogée ».

Les tentatives visant à faire de l’hébreu la langue de l’Etat n’ont, elles,  pas abouti[2].

 a.2) Langues officielles à l’échelle régionale

 Certains pays, bien que proclamant une langue officielle de l’Etat, n’en concèdent pas moins aux autres idiomes nationaux un  statut officiel à dimension régionale.

  L’Espagne : la constitution de 1978 dispose dans son article 3 que :

« 1) Le castillan est la langue espagnole officielle de l’État. Tous les Espagnols ont le devoir de le connaître et le droit de l’utiliser. 

2) Les autres langues espagnoles sont également officielles dans les différentes Communautés autonomes en accord avec leurs Statuts.

3) La richesse des particularités linguistiques de l’Espagne est un patrimoine culturel qui doit faire l’objet d’une protection et d’un respect particuliers ».

  La Russie : la constitution du 12 décembre 1993 dispose dans son article 68 que :

« 1) La langue officielle de la fédération de Russie sur l’ensemble du territoire est le russe.

2) Les républiques ont le droit d’établir leurs langues officielles. Dans les organismes du pouvoir de l’État et les organismes des collectivités locales, les établissements d’État de la république, elles sont utilisées parallèlement à la langue officielle.

3) La fédération de Russie garantit à tous ses peuples le droit au maintien de la langue maternelle, l’établissement de conditions permettant son étude et son développement ».

  b) Protection non constitutionnelle des langues

 Sans accorder un statut officiel aux différentes langues qu’ils abritent dans leur espace géographique et culturel, certains Etats centralisateurs n’en accordent pas moins des droits à l’expression culturelle, scientifique et éducative.

 La France : Les langues autres que le Français, seule langue officielle, disposent d’un cadre institutionnel incarné par le conseil académique des langues régionales régi par le décret du 31 juillet 2001.

 Les langues régionales sont ainsi dispensées dans une perspective bilingue en immersion.

L’article 2 de l’arrêté du 19 avril 2001 dispose ainsi que : « Dans les écoles, collèges et lycées «langues régionales», l’enseignement bilingue selon la méthode dite de l’immersion est dispensé dans le respect des horaires et des programmes fixés par la réglementation en vigueur.

L’enseignement bilingue par la méthode dite de l’immersion se caractérise par l’utilisation principale de la langue régionale, non exclusive du français, comme langue de l’enseignement.

La pratique de la langue régionale est encouragée dans la vie quotidienne des écoles et établissements «langues régionales».

La Mauritanie : Une première expérience de l’enseignement des langues nationales est promue par la création de l’Institut des Langues nationales par le décret n° 79.348/PG/MFS du 10 /12/1979 qui lui fixe la mission suivante : « la mise en place d’ »un système éducatif assurant l’indépendance culturelle, où l’arabe sera la langue unitaire parlée par l’ensemble des mauritaniens, et fondé sur les principes suivants : officialisation de toutes les langues nationales, transcription des langues pulaar, soninke et wolof en caractères latins, création d’un Institut des langues Nationales, enseignement dans nos langues nationales qui, a terme, doivent donner les mêmes débouchés que l’arabe ».

Après cette expérimentation de l’enseignement des langues nationales, dont la réussite a été saluée par différentes missions d’évaluation de l’Unesco, la Mauritanie a adopté une énième réforme de son système éducatif  par la loi n° 99- 012 qui préconise la suppression, par voie d’extinction, du « système des filières » et remplace « l’Institut des Langues Nationales » par un département chargé des langues nationales et de la linguistique, directement  rattaché à la Faculté des Sciences Humaines : les langues nationales sont, de ce fait, reléguées au statut de langues de laboratoire.

L’enseignement est conçu selon un schéma dit bilingue : les matières scientifiques sont dispensées en français et les autres matières en langue arabe.

  1. 3) L’argument de la majorité démographique et le droit des minorités linguistiques

Les promoteurs et défenseurs de la langue arabe comme unique langue de l’Etat mauritanien avancent souvent un argument démographique pour justifier la vocation et le statut de cette langue.

Nous avons vu infra que  de nombreux pays – pourtant parmi les moins démocratiques et les plus pauvres au monde – accordent aux groupes linguistiques minoritaires des droits qui garantissent l’expression de leur génie culturel et l’usage de leurs langues, dans leurs rapports au quotidien avec l’autorité publique.

Par ailleurs, au-delà   de toute volonté unilatérale des autorités de ces pays, il y a lieu d’appliquer les dispositions de la convention de l’UNESCO du 14 décembre 1960 concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement qui déclare  à son article 5 :

« 1. Les États parties à la présente Convention conviennent:

a. Que l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et qu’elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix;

b. Qu’il importe de respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux :

1° de choisir pour leurs enfants des établissements autres que ceux des pouvoirs publics, mais conformes aux normes minimums qui peuvent être prescrites ou approuvées par les autorités compétentes; et

2° de faire assurer, selon les modalités d’application propres à la législation de chaque État, l’éducation religieuse et morale des enfants conformément à leurs propres convictions; qu’en outre, aucune personne ni aucun groupe ne devraient être contraint(s) de recevoir une instruction religieuse incompatible avec leurs convictions;  

c. Qu’il importe de reconnaître aux membres des minorités nationales le droit d’exercer des activités éducatives qui leur soient propres, y compris la gestion d’écoles et, selon la politique de chaque État en matière d’éducation, l’emploi ou l’enseignement de leur propre langue, à condition toutefois:
(i) Que ce droit ne soit pas exercé d’une manière qui empêche les membres des minorités de comprendre la culture et la langue de l’ensemble de la collectivité et de prendre part à ses activités, ou qui compromette la souveraineté nationale;
(ii) Que le niveau de l’enseignement dans ces écoles ne soit pas inférieur au niveau général prescrit ou approuvé par les autorités compétentes; et
(iii) Que la fréquentation de ces écoles soit facultative.

2. Les États parties à la présente Convention s’engagent à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’application des principes énoncés au paragraphe 1 du présent article ».

  4) L’argument religieux et unitaire

Il est courant, dans l’argumentaire des promoteurs de la suprématie de la langue arabe en Mauritanie, de recourir à l’argument ultime et autoritaire de l’unité organique et spirituelle entre la langue arabe, parlée par une partie des Mauritaniens et le Coran, livre et message divin de l’Islam, religion d’Etat.

En vérité, l’assimilation de l’arabe à l’islam est quelque peu spécieuse et ne saurait convaincre que les fanatiques et les esprits étroits. La religion islamique reconnait la diversité et ne professe pas l’obligation de l’apprentissage de l’a rabe pour être musulman. Elle s’accommode bien de la diversité linguistique   de nombreux peuples qui l’ont embrassée : la république islamique d’Iran, pourtant porte-voix de l’Islam militant, ne hisse pas la langue arabe au statut de langue officielle.

L’article 15 alinéa 1 de la constitution iranienne dispose ainsi que : « La langue et l’écriture officielles communes à tout le peuple iranien sont le persan et l’écriture persane. Les documents, les correspondances et les textes officiels, ainsi que les livres scolaires doivent être rédigés dans cette langue et avec cette écriture ».

Pour être un pays musulman idéologiquement islamiste, l’Iran n’en a pas moins choisi de faire sa scolarisation en persan, quelque grands soient ses égards pour le coran.

L’article 16 de la constitution dispose ainsi que :

« Dans la mesure où la langue du Coran, des sciences et des connaissances islamiques est l’arabe et que la littérature persane en est complètement imprégnée, cette langue [l’arabe] devra être enseignée après l’école primaire et jusqu’à la fin du cycle secondaire dans toutes les classes et dans toutes les disciplines.»

Le rapport des « persophones » musulmans vis-à-vis de langue originelle du coran n’est guère très éloigné de l’attitude des « pulaarophones », des « soninképhones » et des « wolofophones », qui ne confondent pas « arabisme » et religion musulmane.

  1. 5) L’argument du rayonnement international de l’arabe et ses limites

Le dernier argument des défenseurs du « Tout arabe » tiendrait au fait que c’est la seule langue nationale à dimension internationale et scientifique (sic).

Le rayonnement international et historique de cette langue  ne souffre en effet aucune contestation ; mais des limites sérieuses à cet argumentaire caractérisent l’expérience de l’enseignement de cette langue en Mauritanie.

  1. a) Des moyens très dérisoires

L’expérience de l’enseignement de l’arabe dans les différents cycles scolaires et universitaires a montré une réelle insuffisance de ressources humaines compétentes et de moyens matériels adéquats : manuels scolaires, ouvrages scientifiques suffisants et adaptés etc. Ces lacunes patentes, auxquelles on ne pouvait continuer à faire l’impasse,  participent sans aucun doute au processus qui a abouti à la dernière réforme du système éducatif, qui dénie désormais à  l’arabe toute prétention à véhiculer le savoir scientifique dans l’Ecole mauritanienne. Aussi, la vocation scientifique de l’arabe, qui justifiait aux yeux des idéologues de l’arabisme la suprématie de cette langue sur les autres langues nationales,  s’en trouve-t-elle flétrie.

  1. b) L’alibi politique et idéologique

La vocation de l’arabe est de s’étendre à tout l’espace politique, administratif et social de la Mauritanie. Conçue et pensée comme un instrument d’unité et de repersonnalisation de l’homme mauritanien, l’arabe n’en est pas moins perçue par nombre de M auritaniens (de culture non arabe) comme un instrument de domination et de discrimination.

Cinquante années d’indépendance nationale et d’école mauritanienne ne semblent pas démentir ces craintes : une pratique de politiques de recrutement à la fonction publique et dans les corps constitués très favorables aux arabophones, la mise au chômage technique de cadres francophones dans certaines administrations, telle que la Justice avec des effets collatéraux pour les auxiliaires obligés de s’adapter ou disparaître (avocats, huissiers,…).

Pourtant, dans certaines administrations, la langue arabe éprouve encore des difficultés à s’imposer : les agents publics se complaisent ou se résignent à se morfondre dans une véritable ambiance de schizophrénie :

–          Concevoir et rédiger en français avant de traduire en arabe, avec les moyens du bord ;

–          Concevoir et prendre des notes en français avant d’exposer en Hassanya (l’arabe local) ;

–          Tenir des réunions dans lesquelles le Hassanya est utilisé majoritairement par ses locuteurs maternels et le français par les rares négro-mauritaniens.

Cette situation ordinaire et banale dans l’administration mauritanienne, a eu un retentissement public, ces derniers jours, au gré d’une conférence presse du chef du gouvernement, au cours de laquelle il a répondu en arabe à une question posée en français par un journaliste local : lorsque M Diagana dit n’avoir pas compris la réponse du chef du gouvernement, celui-ci est pris d’un irrépressible accès  de colère et lance arrogamment à la figure  du journaliste non arabophone : « la Mauritanie est un pays arabe ! ».

Ce qui est troublant est que ce qui aurait pu être mis sur le compte d’un simple dérapage verbal fait écho à la diatribe quelques semaines avant, de la ministre de la culture du même gouvernement qui  s’en est prise aux langues nationales, qualifiées de « dialectes entravant le développement de la langue arabe ».

Le modus vivendi semble clair : la langue arabe continuera, envers et contre tous, son expansion inique. Dans la violence et le rejet des autres. Ce qui n’est pas le meilleur viatique pour bâtir une nation. A bon entendeur !

Maître Moctar TOURE

 



[1] L’Amendement 31 officiellement intitulé English Language Education for Children in Public Schools est rejeté dans l’Etat du Colorado le 5 octobre 2002; abrogation en 1993 de la Dade County (Miami) Anti-Bilingual Ordinance, entrée en vigueur dans l’Etat de Floride en 1980 en vue de contrer la concurrence de la langue hispanique.

[2] Le projet de Loi fondamentale no 9 de 1988 proclame l’Hébreu comme langue de l’Etat ; l’article 3 alinéa 2 de ce texte proclame toutefois : « Les publications officielles paraîtront également en arabe. La langue arabe aura un statut spécial en ce qui concerne les autorités de l’État, les autorités publiques et les questions d’enseignement et de culture ».

 

Source: KASSATAYA.COM

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page