Un ex-enfant soldat dénonce…

« la complicité de la communauté internationale ». 

Lucien Badjoko a été enfant-soldat de 12 à 17 ans, entre 1996 et 2001, en République démocratique du Congo. Il s’était engagé dans les forces rebelles de Laurent-Désiré Kabila pour renverser Mobutu. En 2005, il racontait son histoire dans un livre, « J’étais enfant-soldat » (Plon). Aujourd’hui, à 25 ans, il dénonce et appelle à se mobiliser contre un phénomène qui « empire ».

 

Vous êtes aujourd’hui étudiant en droit à Paris, ce qui fait de vous un exemple de réinsertion réussie. Pour autant, la plupart des enfants-soldats ne s’en sortent pas aussi bien que vous. Pourquoi ?

– Les programmes de réinsertion sont louables, mais ils ne sont pas efficaces. Sur les quelque 200 enfants de ma promotion qui ont été démobilisés en 2001, 150 ont repris les armes. Si ça n’a pas bien marché, c’est parce que les programmes de DDR (programmes de démobilisation, désarmement et réinsertion, ndlr) ont été copiés-collés d’un pays à l’autre sans avoir été adaptés à la situation politique, sociale et à la culture de chaque pays. Ces programmes sont aussi déficients car trop courts. On abandonne au bout de 2 semaines, 1 mois, maximum 3 mois les enfants (j’ai bénéficié d’un programme qui a duré deux mois et demi), comme si cela suffisait pour qu’ils reviennent à la vie civile et redeviennent des enfants comme les autres ! D’autant que ces programmes ne s’attardent pas sur les cas individuels. Pourtant, chaque cas est unique et la réussite de la réinsertion dépend de nombreux paramètres : de la capacité intellectuelle de l’enfant, de son envie ou non de retourner à la vie civile, des raisons pour lesquelles il a été incorporé dans l’armée…

L’Onu estime à 300.000 le nombre d’enfants-soldats aujourd’hui impliqués dans divers conflits, dont un tiers sur le continent africain. Et ce alors que le recrutement d’enfants dans les forces armées est considéré, depuis le Traité de Rome de 1998 et la création de la Cour pénale internationale, comme un crime de guerre. Comment expliquer le peu d’efficacité des actions qui ont été menées pour stopper ce phénomène ?

– 20 ans après les premières démobilisations, on est effectivement très loin du compte… On a eu beau dépenser des milliards pour les programmes de DDR, à chaque fois ça recommence, et même ça empire. Pourquoi ? Le recrutement d’enfants dans les conflits, quel que soit le pays, est lié avant tout à l’instabilité des régimes politiques, à la pauvreté, à la proportion de jeunes dans la population et à la circulation d’armes légères. Si cette situation perdure, c’est la responsabilité des pouvoirs en place ainsi que de la population de ces pays, mais aussi de la communauté internationale.
Les traités ? Ça ne sert pas à grand-chose. Ce n’est qu’un geste de la main, un papier, écrit la plupart du temps par d’autres, que des hommes politiques signent sans se sentir engagés pour autant à le respecter. La communauté internationale doit passer à la vitesse supérieure : elle doit imposer l’ordre dans ces pays avec les moyens de pression dont elle dispose. La seule solution durable, c’est la paix. Tant qu’il n’y aura pas la paix, il y aura des enfants qui seront associés aux armées et il y aura des adultes sans scrupule qui s’en serviront.
Or, la communauté internationale a montré qu’elle pouvait stopper certains conflits en un mois, comme celui entre la Russie et la Géorgie. Cela montre que lorsqu’elle le veut, elle peut avoir une influence. Alors pourquoi ne réagit-elle pas dans tous ces pays en proie depuis des années, voire des décennies, à des conflits impliquant des enfants ? Certains pays ont-ils plus le droit à la paix que d’autres ? Je pense que la question des armes est cruciale. Comment les kalachnikovs et les M16 peuvent-ils se retrouver si facilement entre les mains de milices ? Parce que de grandes puissances leur vendent cet armement… Je sais bien que c’est une utopie de vouloir bannir les armes. Mais la communauté internationale devrait au moins réguler leur circulation, faire en sorte qu’elles soient vendues de manière transparente et sous contrôle aux gouvernements et pas sous le manteau aux milices comme c’est le cas.

Néanmoins, il y a eu des avancées majeures avec les procès intentés contre l’ancien président du Liberia, Charles Taylor, et contre l’ancien chef de milice congolais Thomas Lubanga, pour avoir notamment utilisé des enfants-soldats.

– Il faudrait que j’applaudisse ? C’est franchement insuffisant. Prenons l’exemple de Lubanga. C’est à mes yeux un petit poisson. Il a commencé sa rébellion au début des années 2000, mais cela fait depuis 1996 que des enfants sont recrutés en RDC. Où sont ses prédécesseurs ? Ils sont reçus dans le monde entier. Et pourquoi n’attrape-t-on pas ceux qui ont utilisé des enfants au Congo Brazzaville, en Ouganda, au Rwanda, etc. ? Je pense qu’il y a de l’injustice dans la justice. La Cour pénale internationale peut faire mieux. A mon avis, le problème, c’est qu’elle manque d’indépendance du fait des pressions des grandes puissances et de certains lobbys. 

Et vous, vous n’avez jamais craint d’être poursuivi un jour par la justice, sachant que la responsabilité pénale d’un enfant pour génocides, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre n’est pas exclue par le droit international ?

 – Je n’y ai pas pensé après ma démobilisation. Dans certains pays, c’est vrai, des enfants ont été poursuivis, mais en RDC, les enfants démobilisés ont été amnistiés. Sur le plan international, il serait effectivement possible que des enfants soient poursuivis, mais je ne pense pas cela puisse arriver. Ce serait un pas de plus vers la déshumanisation de ces enfants. Imaginez : on vous prend dans une milice ou une armée, on vous lave le cerveau, et après la guerre, on vous juge ! Imaginez une minute quelle peut être la réaction de ces enfants ! Si on les menace de poursuites, ils vont préférer garder leurs armes plutôt que d’être démobilisés et de risquer la prison. Ça me révolte. Les adultes veulent trouver des coupables pour fuir leurs responsabilités alors que ce sont eux qui ont utilisé des enfants. A eux de reconstruire les jeunes qu’ils ont détruits eux-mêmes.

Pourtant, dans votre livre, vous disiez ne pas savoir vous-mêmes si vous étiez victime ou criminel…

– Quand vous êtes jeunes, vous n’avez pas la capacité de bien discerner la façon dont les choses fonctionnent. C’était mon cas au moment de l’écriture du livre. Aujourd’hui, je suis convaincu qu’un enfant utilisé par un groupe armé est une victime. Il ne sera jamais un bourreau. Car il reste un enfant quoi qu’il ait fait. D’autant que l’enrôlement passe par un lavage de cerveau. C’est aussi pour cette raison que je n’aime pas l’appellation « enfant-soldat ». Ce sont des enfants qui sont exploités, utilisés par des adultes qui abusent de leur faiblesse, ce ne sont pas des soldats.

Le degré n’est évidemment pas le même, mais compte tenu de ce que vous venez de dire, de quel oeil regardez-vous les débats sur la délinquance des mineurs en France ?

– Quand j’étais dans l’armée, ce n’est pas parce qu’on allait au cachot pendant 48 ou 72 heures que cela nous empêchait de refaire les mêmes conneries. En revanche, quand on prenait le temps de nous expliquer, on récidivait moins. Je crois beaucoup dans l’efficacité des solutions d’encadrement sur les enfants, pas dans celles de la répression et de la prison.

Vous participez, vendredi 12 février, à la journée internationale de l’enfant-soldat via l’association Univerbal. Pourquoi ? Vous croyez vraiment que ce type d’événement peut changer les choses ?

– Quand on a été détruit par 5 années passées dans la rébellion, cela demande des années, voire une vie pour se reconstruire. On ne peut pas facilement tourner la page. Et si je m’engage ainsi, c’est aussi parce que je ne veux pas que d’autres enfants subissent ce que j’ai vécu. Je veux consacrer une partie de mon temps à sensibiliser sur cette question qui est capitale : si ces 300.000 enfants encore embarqués dans des conflits ne trouvent pas un avenir dans la société civile, que deviendront-ils ? Ils représentent un véritable danger pour l’avenir de tous ces pays. Je ne suis pas utopiste, je sais qu’une journée internationale n’a pas d’impact en soi sur les pouvoirs en place. Mais c’est à force de mobilisations que nous ferons pression sur les gouvernements et sur la communauté internationale, complice par son silence et son inertie.

Interview de Lucien Badjoko par Sarah Halifa-Legrand

Source   :    http://tempsreel.nouvelobs.com/ le 10/02/2010

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