Al-Qaïda : appelation d’origine incontrôlée

al_qaeda--med-1Très affaiblie par neuf ans de harcèlement militaire, la nébuleuse terroriste n’est vraisemblablement plus une organisation structurée. Mais ses multiples émanations régionales, voire individuelles, sont aussi dangereuses qu’insaisissables. Il y a bientôt dix ans, le monde avait été abasourdi par les attaques coordonnées d’Al-Qaïda contre les États-Unis. Les attentats du 11 Septembre, préparés dans plusieurs pays, ont fait plus de 3 000 victimes, impliqué un commando de vingt personnes et coûté, selon des sources antiterroristes, plus d’un demi-million de dollars.Aujourd’hui, les responsables des services de renseignements occidentaux ne croient guère qu’Oussama Ben Laden et ses acolytes soient capables de réitérer une attaque de cette ampleur. Harcelé en Afghanistan et dans les régions tribales frontalières du Pakistan, le noyau dur d’Al-Qaïda a subi de lourdes pertes, tandis que les moyens des agences nationales de renseignements ont été renforcés pour contrer la menace de djihad planétaire. Mais une série de récentes attaques font craindre que le label Al-Qaïda, même si Ben Laden et ses plus proches disciples sont affaiblis, ne soit vivant, et même bien portant, et qu’il ne trouve des soutiens actifs dans de nombreux endroits du monde. Certains des événements qui ont relancé le débat sur l’ampleur de la menace djihadiste ont fait la une des journaux pendant des semaines. Le jour de Noël, Omar Farouk Abdulmutallab, un étudiant nigérian de 23 ans, tente de faire exploser en vol, au-dessus de Detroit, un avion de la Northwest Airlines. Le 30 décembre, à Khost, Houmam Khalil Abou Moulal al-Balawi, un informateur de la CIA de 32 ans lié à Al-Qaïda, tue sept employés de l’agence américaine dans un attentat-suicide. Le 1er janvier, un Somalien pénètre par effraction dans le domicile du caricaturiste danois Kurt Westergaard, qu’il tente d’assassiner pour « venger » la publication, en 2005, de caricatures du prophète Mohammed. Et ce n’est pas tout. Selon des statistiques parues le 18 janvier, cinquante-quatre personnes ont été poursuivies pour actes terroristes en 2009, aux États-Unis ; c’est plus qu’au cours de n’importe quelle année depuis 2001. Nombre de ces actions semblent avoir été perpétrées par des citoyens américains musulmans. « Les États-Unis ont toujours eu tendance à considérer le terrorisme islamiste comme un problème venu d’ailleurs, explique sir Paul Lever, ancien porte-parole de la commission mixte britannique du renseignement. Ils découvrent aujourd’hui que c’est un problème qui se développe aussi chez eux, et cela inquiète beaucoup. » De nombreux experts en terrorisme excluent désormais que le mouvement djihadiste mondial soit dirigé par Ben Laden et ses disciples, opérant depuis les zones tribales pakistanaises. Bien que le chef d’Al-Qaïda ait toujours un très grand impact idéologique sur les musulmans extrémistes, les spécialistes estiment que son organisation s’est morcelée au fil des années en une multitude de mouvements régionaux déconnectés les uns des autres. L’appellation d’Al-Qaïda « n’est plus aujourd’hui que le label diffus d’un mouvement qui s’attaque à l’Occident, estime Marc Sageman, un psychiatre qui étudie depuis longtemps les réseaux terroristes. Il n’y a pas d’organisation coordinatrice. Nous aimons à imaginer une entité mythique appelée Al-Qaïda, mais ce n’est pas la réalité à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés ». Camouflets en série D’autres experts considèrent cependant toujours Al-Qaïda comme un réseau intégré fermement dirigé depuis les zones tribales pakistanaises et poursuivant un objectif stratégique clair. Ainsi de Bruce Hoffman, spécialiste du terrorisme à l’université de Georgetown : « Je suis surpris de constater que des gens doutent qu’il y ait clairement un ennemi là-bas, avec une approche stratégique. » Le professeur Hoffman estime que les attaques de Khost et de Detroit sont de sérieux camouflets infligés aux États-Unis par un réseau qui regagne de la vitalité. « Sincèrement, la menace d’Al-Qaïda est plus forte aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été depuis 2001. » Une organisation affaiblie et fragmentée, ou un réseau fortement intégré ? Laquelle de ces deux visions d’Al-Qaïda est la plus proche de la réalité ? Il ne fait en tout cas guère de doute que le djihadisme international est composé, comme l’a établi la Statfor (l’agence de renseignements internationale basée aux États-Unis), de « trois cercles distincts ». Il y a tout d’abord le noyau dur d’Al-Qaïda au Waziristan. Les agences occidentales de contre-terrorisme sont convaincues que Ben Laden est vivant et entouré d’environ deux cents associés, gardes du corps et hommes de main. Ce groupe est sérieusement malmené, à la fois par les attaques de drones américains et par l’offensive militaire pakistanaise au Sud-Waziristan. « Le cœur d’Al-Qaïda a été atteint et sa capacité d’action réduite », a expliqué John Brennan, conseiller en contre-terrorisme du président Obama, dans un entretien récent au Financial Times. « Le noyau dur d’Al-Qaïda s’est affaibli en essayant d’assurer sa sécurité et en se mettant à l’abri dans le nord du Pakistan… ce qui a heureusement contribué à le détourner des activités terroristes. » Brennan prévient cependant que le noyau dur d’Al-Qaïda a « toujours la capacité de mener des attaques » et ne doit pas être sous-estimé. Bruce Riedel, qui a dirigé une étude sur le Pakistan et l’Afghanistan l’an dernier pour le président Obama, abonde dans ce sens. Il reconnaît avoir été très étonné par la capacité du noyau initial d’organiser l’opération de Khost contre les agents de la CIA : « Nous avons mis pas mal de pression sur eux au cours de l’année passée. Au lieu de plier, ils ont immédiatement riposté. » La petite taille du noyau dur est elle aussi trompeuse. « La Fraction armée rouge allemande n’a jamais compté plus de vingt-cinq membres, explique le professeur ­Hoffman, mais elle a été capable de terroriser les Allemands pendant plus d’un quart de siècle. » Tout en se concentrant principalement sur le noyau dur d’Al-Qaïda, les agences de renseignements surveillent aussi depuis quelque temps le second vecteur principal du djihadisme : les groupes régionaux qui opèrent dans un certain nombre de pays, notamment au Yémen, en Somalie, en Algérie et au Maroc. Certains membres du renseignement estiment que le noyau dur est en contact avec ces groupes et les soutient. Selon plusieurs rapports, les dirigeants de la région Afghanistan-Pakistan (Afpak) auraient ordonné à leurs partisans de se rendre au Yémen en 2009. Ce qui est sûr, c’est que l’attaque avortée de Noël montre à quel point ces groupes sont devenus importants. Havre yéménite Le Yémen est désormais clairement dans le collimateur des Occidentaux. L’attentat manqué de Detroit est la première opération de la branche djihadiste yéménite – Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) – en dehors du pays. Les récentes attaques en disent long sur la façon dont AQPA s’est développée au cours de 2009, pour devenir le produit de la fusion entre les filiales saoudienne et yéménite. Elle compterait aujourd’hui quelque trois cents djihadistes. La rapidité avec laquelle Abdulmutallab s’est apparemment radicalisé et entraîné avec AQPA en 2009 a également marqué les spécialistes du contre-terrorisme. Pour autant, les gouvernements occidentaux ne perdent pas de vue les autres régions. La menace que représente la Somalie est de plus en plus préoccupante. Le factionnalisme somalien a certes entravé l’action du groupe djihadiste local, les Shabab, qui s’est d’abord concentré sur la lutte contre le gouvernement en place. Mais certains experts du renseignement pensent que les Shabab pourraient prendre racine dans le pays. Autre motif d’inquiétude : le déplacement d’extrémistes liés à Al-Qaïda vers de vastes territoires désertiques à cheval entre l’Algérie, la Mauritanie, le Mali et le Niger, des zones reculées où l’absence de réel contrôle étatique leur a permis de se créer un nouveau refuge où ils peuvent se rassembler et s’entraîner. Le troisième cercle du mouvement djihadiste est d’une certaine manière le plus difficile à cerner. Il s’agit de ces milliers de musulmans à travers le monde qu’Al-Qaïda et ses franchises régionales inspirent, mais qui n’ont que peu de liens directs avec elles. Ennemis intérieurs Aux États-Unis, le développement de l’activisme parmi les Américains musulmans a été un grand sujet de préoccupation pour le contre-terrorisme ces derniers mois. Au lendemain du 11 Septembre, les dirigeants américains ont très vite estimé que, au vu de la forte capacité d’intégration de leur pays, la menace terroriste intérieure était bien plus faible qu’en Europe. Mais les événements de 2009 ont ébranlé cette conviction. Le major Nidal Malik Hassan doit être jugé pour le massacre de la base militaire de Fort Hood, au Texas, une opération apparemment inspirée par un prédicateur islamiste. Arrêté en 2009, Najibullah Zazi, un Afghan résidant aux États-Unis, est soupçonné d’avoir planifié une attaque à New York. David Headley, de Chicago, lui aussi inculpé, est accusé d’avoir participé à la préparation de l’opération de Bombay en novembre 2008. Les experts américains du contre-terrorisme cherchent la cause de cette salve d’attaques venues de l’intérieur, mais ils n’ont pas encore trouvé de réponse claire. Certains minimisent cette apparente poussée, arguant que les complots n’ont pas de lien évident entre eux, ni de point commun autre que leur motif idéologique apparent. Mais un responsable antiterroriste occidental estime qu’un regain significatif de l’action militaire des États-Unis en Afghanistan cette année pourrait entraîner la radicalisation d’un nombre croissant de musulmans américains, et que le phénomène doit être surveillé. Isolés et désespérés Malgré ces signaux d’alarme, nombre d’experts estiment que le plus grand problème dans l’approche occidentale d’Al-Qaïda est le degré d’exagération de la menace terroriste à chaque fois que se produit une attaque. Sageman insiste sur le fait que les extrémistes islamistes transforment le désespoir en violence, à peu près comme a rapidement émergé de la gauche radicale européenne l’extrémisme de la Bande à Baader et des Brigades rouges dans les années 1970. « Tout cela relève d’actions d’individus qui sont de plus en plus désespérés et isolés, explique Sageman. L’appel au djihad s’atténue, il fait moins recette qu’avant dans le monde musulman, et ses idéologues ont abjuré. Ce que nous observons pourrait bien être les derniers sursauts d’un mouvement à l’agonie. » Tournant stratégique D’autres, au contraire, affirment que même si Al-Qaïda subit de fortes pressions, elle va muter et adopter une nouvelle tactique. Pour sir David Omand, ancien coordinateur du renseignement pour le cabinet du Premier ministre britannique, la nébuleuse est en passe d’opérer un tournant stratégique, car elle n’a clairement pas réussi à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés au début des années 2000. « Prenons l’histoire de l’IRA [Armée républicaine irlandaise] provisoire en Grande-Bretagne. Le groupe se concentrait initialement sur l’organisation de campagnes d’attaques à la bombe, infligeant un maximum de pertes pour attirer l’attention sur sa cause. Mais quand il se sentit dans l’impasse, il changea de direction et opta pour les assassinats ciblés. Cela n’ayant pas produit les effets escomptés, il essaya alors les attentats à la bombe dans les centres-villes pour causer un maximum de pertes commerciales et ainsi exercer une pression politique. » Au final, cependant, la source d’inquiétude d’un très grand nombre de spécialistes du contre-terrorisme vient de la nature asymétrique du combat entre les gouvernements et le djihadisme. « À l’évidence, Al-Qaïda est aujourd’hui affaiblie, explique un haut responsable gouvernemental européen. Le mouvement que Ben Laden a créé s’est fragmenté et a subi d’importants revers en Arabie saoudite et en Irak. Pourtant, l’opinion occidentale peut encore être choquée par les pertes induites lors d’un acte de terrorisme. Les terroristes d’aujourd’hui opèrent toujours selon la règle de l’IRA provisoire. Ils savent que nos gouvernements doivent êtres chanceux en permanence. Eux, il leur suffit d’avoir de la chance une seule fois. » Par D. Dombey, A. England, M. Green et H. Saleh Source : Financial Times & Jeune Afrique via www.jeuneafrique.com le 11/02/2010

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