Les islamistes libyens face au défi de la démocratie

C’était à Tripoli, en mars 2010. Quelque 200 islamistes en chemise blanche émergeaient, hagards, de la prison d’Abou Salim, les oubliettes du régime de Kadhafi.

 

 

 

Libérés dans le cadre d’un programme de « déradicalisation » piloté par Saïf Al-Islam, l’un des fils du Guide libyen et son dauphin présumé, ces djihadistes repentis, ex-militants du Groupe islamique combattant libyen (GICL), un mouvement qui fut proche d’Al-Qaida, longeaient le mur d’enceinte hérissé de barbelés tout en chantant les louanges de leur bête noire, Mouammar Kadhafi : « Apprends-nous, notre leader, apprends-nous à construire notre avenir… »

Quelques jours plus tard, leur chef de file, Abdelhakim Belhaj, ancien émir du GICL, officialisait devant les caméras le renoncement à la lutte armée de son groupe, dont le démantèlement avait été annoncé un an plus tôt. « Nous pourrons peut-être convaincre Al-Qaida de renoncer à attaquer l’Occident », soufflait Sami Al-Saadi, l’idéologue du mouvement à un journaliste du Washington Post présent sur place. Avant d’ajouter, beaucoup plus ambigu : « Je ne crois pas que (Oussama) Ben Laden ait jamais appelé à tuer le moindre civil. »

Un an et demi plus tard, les anciens du GICL sont au coeur des inquiétudes sur la transition en cours à Tripoli. Sortis de leur semi-retraite par le soulèvement de Benghazi au mois de février, ils ont lancé un nouveau parti, le Mouvement islamique libyen pour le changement (MILC) et se sont portés aux avant-postes du combat anti-Kadhafi, à l’instar d’Abdelhakim Belhaj, 45 ans, le tombeur de Tripoli et son actuel gouverneur militaire. S’ils protestent de leur ralliement aux idéaux de la révolution à chaque interview, comme M. Belhaj, qui se dit partisan, dans Le Monde (4 septembre), d’un « Etat civil », l’authenticité de leur conversion au pluralisme ne convainc pas tous les observateurs.

« Tous ces gens, même s’ils n’ont jamais fait partie structurellement d’Al-Qaida, ont grandi dans l’idée que la démocratie est une hérésie », affirme Noman Benotman, un ex-membre du GICL aujourd’hui analyste à la fondation Quilliam, un think tank londonien qui étudie les mouvements extrémistes. « Parler d’Etat civil ne suffit pas car une dictature peut être un Etat civil. Ils doivent affiner leur pensée politique et dire si oui ou non ils acceptent le jeu démocratique. »

C’est autour de l’année 1990, dans les camps d’entraînement de la frontière pakistano-afghane, que le GICL apparaît en tant qu’organisation. Un millier d’islamistes libyens, persécutés par les services de sécurité du colonel Kadhafi, se sont réfugiés dans cette zone tribale, attirés par les écrits du cheikh palestinien Abdallah Azzam, théoricien du djihad afghan et mentor de Ben Laden. Leur objectif principal consiste à acquérir une formation militaire dans le but de renverser le régime en place à Tripoli et de le remplacer par un Etat islamique pur et dur. Mais au contact de moudjahidin venus de tous les pays de l’oumma (communauté mondiale des croyants) et sous l’effet de prêches enflammés, la doctrine du djihad globalisé, dont Al-Qaida fera sa marque de fabrique, s’insinue chez certains d’entre eux.

Au milieu des années 1990, après un détour par le Soudan, les militants du GICL se réinstallent clandestinement en Libye. Abdelhakim Belhaj, qui a été blessé dans des combats en Afghanistan, est l’un de ceux qui échafaude le plan censé faire tomber la Jamahiriya (République des masses). Les tentatives d’assassinat du tyran de Tripoli échouent l’une après l’autre, notamment en novembre 1996, quand une grenade jetée à ses pieds n’explose pas. La répression est sanglante : bombardements, rafles, tortures, exécutions de masse, comme à Abou Salim, en 1996, où 1 200 islamistes sont passés par les armes à la suite d’une mutinerie. Durant cette guerre sans nom, le GICL s’abstient de s’attaquer aux civils, contrairement à son voisin algérien, le Groupe islamique armé (GIA), dont il soutient par ailleurs la cause. A bout de forces, victimes de leur amateurisme, les rescapés reprennent la route de l’exil à la fin des années 1990. Direction l’Afghanistan, pour la seconde fois.

C’est l’époque des liaisons dangereuses avec Al-Qaida. Les deux organisations en viennent à partager de plus en plus d’hommes et de matériel. En août 1998, le GICL applaudit aux attentats qui détruisent les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, une double opération conçue par un Libyen, Abou Anas Al-Libi. Sami Al-Saadi, le maître à penser du GICL, reçoit du mollah Omar, le chef des talibans, le titre de « cheikh des Arabes d’Afghanistan ». Mais l’attaque du 11 septembre 2001 sème la discorde. « Les cadres du mouvement étaient opposés à cette opération car ils craignaient, non sans raison, que les Etats-Unis ne ripostent en Afghanistan et ne détruisent le régime des talibans, qui les hébergeaient », explique un ancien agent de renseignement européen, spécialiste des filières terroristes islamiques.

Un nouvel ordre de dispersion est donné, mais dans le contexte post-11-Septembre, la fuite se complique. Pistés par la CIA et le MI6, les services secrets américains et britanniques, M. Belhaj et M. Saadi sont arrêtés en 2004, à Kuala Lumpur et à Hongkong, puis transférés dans les geôles de Tripoli. Le GICL cesse de facto d’exister à ce moment. Ses membres restés en Afghanistan font allégeance à Ben Laden, à l’image d’Abou Laith Al-Libi, l’architecte du transfert au Pakistan des infrastructures d’Al-Qaida, tué par un drone en 2008, et d’Abou Yahiya Al-Libi, l’étoile montante de la mouvance djihadiste.

Certes, en 2007, Al-Qaida annonce que le GICL passe officiellement sous sa coupe. Mais de sources convergentes ce communiqué visait avant tout à saboter le processus de réconciliation entre les islamistes libyens et le régime qui venait de commencer sous la houlette de Saïf Al-Islam Kadhafi. « Belhaj n’est pas du genre extrémiste, dit M. Benotman. C’est un fin politique, capable de compromis, qui a envie de faire partie de la nouvelle Libye. » Son principal chantier consistera à amadouer la nouvelle génération d’islamistes, qui, après avoir chassé le Guide, pourrait être tentée de défier l’ancien émir.

Benjamin Barthe

Source  :  Le Monde le 14/09/2011

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